Cette communication a été présentée le 21 novembre au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers lors des rencontres de recherche-création « Les mondes possibles de la scène contemporaine : le théâtre postdramatique et la question du posthumain », organisées par Isabelle Barbéris et Françoise Dubor. Elle fait partie d’une des propositions faites lors de l’atelier de pensée du LAPS qui s’est tenu en novembre entre Aline Wiame, Nadia Vadori-Gauthier et moi-même et qui se poursuivra en janvier 2015.
J’aime me promener et apprécier le spectacle de la nature.
J’aime emprunter les petits chemins de traverse et humer les vents d’arrière-cour.
J’aime entendre les sons, les chants d’oiseaux, les clapots de l’eau.
Mes idées viennent toujours d’une certaine atmosphère à l’égard de laquelle je suis entièrement disponible.
La nature cesse d’être exclusivement extérieure et l’esprit, intérieur.
Mon corps, mon esprit, mes idées sont alors pris dans un système plus complexe d’actions et d’interférences avec le milieu.
Gregory Bateson a nommé « écologie de l’esprit » ce qui porte le sujet hors de la limite de son enveloppe charnelle et ce qui se constitue en système en interaction avec son environnement. L’esprit n’est plus isolé dans le sujet, mais désormais pensé dans une dimension cosmique et sociale. Les tempêtes, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, les pluies, les marées, les dérèglements de la terre poussent à abandonner définitivement une vision du monde anthropocentrée. L’écologie de l’esprit propose, en la rendant urgente, une autre manière de vivre sur terre. Face au vent destructeur de l’économie capitaliste et des catastrophes naturelles, l’écologie de l’esprit cherche un nouvel ordre social, politique, esthétique.
L’écosophie est un terme forgé par Félix Guattari, dans son court texte Les Trois écologies, ainsi que dans un chapitre de Chaosmose. Littéralement, l’écosophie est une pensée de l’écologie.
L’hypothèse d’un « théâtre écosophique » n’a jamais été posé sous cette forme littérale au sein des études théâtrales ou des études guattariennes. On trouve de nombreuses références au « théâtre écologique » dans le monde anglo-saxon [1]. En France, l’écosophie inspirée de la pensée de Félix Guattari est de plus en plus évoquée dans les Ecoles d’Art [2]. Je propose alors ici quelques hypothèses de travail sur ce que pourrait être un « théâtre écosophique ».
Je le définirai d’abord comme cela : le théâtre écosophique est un théâtre à la fois en prise avec la nature : pas n’importe quelle nature cependant, une nature que nous ne nous contentons pas de regarder mais dans laquelle nous nous immergeons, particulièrement quand la scène est abordée comme un écosystème, mais aussi articulé aux trois registres éthico-politiques que Félix Guattari identifie dans Les Trois écologies : l’environnement, les rapports sociaux et les subjectivités humaines. L’écosophie reliée au théâtre indique des lignes de recomposition des praxis humaines, permet de recomposer des pratiques artistiques, réinventer les rapports au sujet, au temps, à l’espace ; dramatisant sur scène une existence en train de se constituer, venant buter contre les principes aristotéliciens.
Il est alors possible de parler d’une dramatisation écosophique, dont j’aime les possibilités critiques et politiques – qui viennent questionner la politique d’un théâtre que nous pourrions dire « dialectique ». La politique écologique appelle un travail d’identification de nouvelles possibilités dramaturgiques, d’autres appréhensions du geste de l’acteur, de la scène de théâtre et de la narration, du récit qui y est représenté. Le théâtre écosophique participe ainsi de l’idée d’un théâtre à venir. L’à venir est d’ailleurs une catégorie philosophique héritée du romantisme allemand où l’on sait le rôle de la nature sur les forces de la pensée.
La scène écosophique
Quelles sont les questions que pose un théâtre écosophique ? Intéressons-nous d’abord à la qualité de ce qu’il se passerait sur la scène d’un tel théâtre. Tout d’abord, sur la scène de la pensée, comment les idées viennent-elles à Rousseau lorsqu’il se fait promeneur solitaire, pensant et attentif à la nature lorsqu’il arborise ? [Rousseau herborisant, et vue de son pavillon et du pont d’Ermenonville Eau-forte de G.-F. Meyer gravée par J.-B. Huet le vieux. © BGE – Centre d’iconographie genevoise] Notons que sa position de philosophe-botaniste en fait un des repères de la pensée écosophique. Est-ce que l’idée provient du mouvement du marcheur, conjugué au spectacle de la nature ?
Sur la scène de théâtre, comment cela peut-il se passer ? J’aimerais faire référence plus spécifiquement à un cours de Gilles Deleuze sur le cinéma du 24/11/1981, où il s’interroge sur la qualité d’un mouvement dans l’espace.
Voilà ce que Deleuze explique : le mouvement est toujours motivé par un facteur intensif qui se déploie ensuite dans l’extensivité du mouvement. Mais concrètement, qu’est-ce qu’un facteur intensif ? Deleuze dit que l’intensif naît d’un point zéro de la matière, d’une matière obscure. Deleuze parle de « pièces enfumées », de « marais pestilentiels » : là où la matière s’agite, est à son niveau zéro, mais n’en finit pas de clapoter. Mettre en scène, penser, c’est faire clapoter ?
Toute intensité rapporte le mouvement dans l’espace à un fond marécageux. Les fumées, les émanations, les idées sortent d’un fonds ténébreux de la matière – un fond qui n’a pas de nom où l’on trouve un état clapotant des choses. C’est une vie essentiellement non-organique, c’est la vie non-organique des choses. Ce sont des choses qui viennent avant qu’elles soient asservies à un organisme, c’est-à-dire à une forme définitive.
Le théâtre écosophique donne à voir la vie non-organiques des choses, l’appréhension du mouvement pur, une relation directe avec un état brut de la matière. Et c’est important de dire qu’il s’agit toujours du non-organique. Alors que la ligne organique est la ligne du cercle, du cadre, la ligne de la représentation classique, la ligne écosophique est non-organique : c’est une ligne violente qui ne cesse de changer de direction, qui se perd elle-même comme dans un marais. Une ligne brisée qui paraît dans un mouvement de décomposition, qui ramène la chose à une matière marécageuse.
La scène écosophique nous permet alors de nous promener dans un marais d’idées – en adoptant des corps aux lignes brisées. Plus aucune ligne droite, mais des lignes brisées, des diagonales. Les lignes deviennent folles. Toutes les choses ont l’air ivre. Toutes les choses deviennent marécages. Quel monde ! Quelle angoisse ! s’exclame Deleuze dans son cours… Mais en même temps, quel appel à la vie !
Le devenir-plante de l’acteur
La qualité de ce geste écosophique appelle une autre dramatisation et d’autres techniques d’acteur. L’acteur ne doit plus tendre vers un mimétisme organique de la nature – au contraire, les expressions du visage doivent devenir elles-mêmes marécageuses, les gestes brisés, les déplacements ivres.
La scène écosophique elle-même n’a plus rien d’une surface : elle est plutôt une infra-scène. Mais qu’est-ce qui existe en deçà de l’organique, en deçà de la représentation ? Gregory Bateson, dans Vers une écologie de l’esprit I, pose la question suivante : qu’est-ce qui fait que la boue désordonnée devient une surface sèche ? Où se trouve alors le théâtre ? Dans la boue désordonnée, ou se constitue-t-il sur la surface sèche ? Quelle poétique de l’infra-scène peut-on imaginer ? Comment faire de scène de ce qui n’est pas encore parvenu à la surface scénique ? Comme le théâtre peut-il se faire le lieu du désorganisé et du désorganique ?
Si le retour à l’animalité a toujours fait partie de la formation de l’acteur, permettant de travailler une autre voie que l’approche psychologique du personnage en sollicitant les instincts, la forme animale nous maintient dans une conception de la corporéité dualiste : l’animal comme nous est structuré par une binarisation gauche-droite, ainsi que par une structure ventrale-dorsale. Le devenir-plante, lui, permet de faire apparaître des problèmes nouveaux. La proximité de l’acteur avec le végétal est plus singulière.
La différence de l’existence végétale par rapport au monde animal réside dans les contraintes météorologiques et saisonnières de la reproduction, dans leur capacité à convertir directement l’énergie solaire, dans le fait que les plantes ne sortent ni un son ni un mot, qu’elles changent d’état au lieu de fuir, qu’elles sont des êtres d’une pièce (n’ayant ni intérieur ni extérieur), qu’elles vivent comme des non-lieux dans un état d’existence non divisé, non limité, non centré, qu’elles ont une diversité de systèmes sexuels par la présence de parties mâles et femelles sur le même organisme [3]…
La danse buto, le corps météorologique (Bodyweather) de Min Tanaka participent-ils d’un théâtre écosophique ? [c. Masato Okada, Momosegawa River, 1978]
De même que le Vivarium de Philippe Quesne ou le collectif In Vitro de Julie Deliquet sont-ils des types de théâtre écosophique ? [© Martin Argyroglo]
Ces types de création font état d’une mise en scène entendue plutôt comme une « mise en culture », propre à aménager des « serres » où l’on cultive, le temps du spectacle, un écosystème en cours de constitution.
La narration écosophique
Ce projet écosophique a la capacité de dépasser les clivages de notre monde qui a longtemps opposé nature et culture et propose de nouvelles interactions, de nouvelles transversalités : d’autres manières d’habiter le monde et la scène en proposant d’autres systèmes narratifs et dramaturgiques. Le « comme si » qui est en jeu au théâtre n’est plus anthropocentré mais se concentre sur la multiplicité et la complexité de la nature : les animaux, les plantes, tout un univers sensible qui accèdent à la dramaturgie.
Dans Les Trois écologies, Guattari exhorte à mettre en jeu d’autres mises en scène dispositionnelles, d’autres mises en existence narratives, d’autres mythes, d’autres intelligibilités discursives. En cela, la performance s’impose comme un modèle proprement écosophique car elle exige une création à partir d’une mise à zéro de la nature – elle ne permet pas la fixation du processus dans une répétition mortifère. La performance est une concrétisation possible du marais dont nous parlions au début. Nous pensons alors aux performances de « nature activée » d’Hicham Berrada.
La politicité du théâtre écosophique
On peut aussi penser le théâtre écosophique comme un théâtre politique, qui aurait la particularité de ne pas utiliser la dialectique – car l’écosophie naît précisément de l’échec des dualismes entre l’homme et la nature. L’écosophie politique est alors celle qui a la possibilité de maintenir une tension productive et désirante entre l’homme et la nature.
Mais l’objection que l’on peut faire à ce type de théâtre écosophique, n’est-elle pas de produire des écosystèmes scéniques dans des cloches de verre, à l’abri des frimas de la contradiction ? L’écosophie n’engage-t-elle pas le théâtre vers des formes d’hétérotopies pacifiées, harmonisées, où les acteurs, en rats de laboratoire, évoluent sur une scène éprouvette, comme des sujets d’expérimentation esthétique/esthétisante, dans des lieux coupés de la dialectique de l’Histoire ? De quel type de politicité le théâtre écosophique serait-il alors porteur ?
_____________________________
[1] Notons les ouvrages suivants :
- Cless, Downing. Ecology and Environment in European Drama. New York: Routledge, 2010, ainsi que son article « Eco-Theatre, USA: The Grassroots is Greener », TDR: The Drama Review, 40:2, Summer 1996, 79-102.
- Kershaw, Baz. Theatre Ecology: Environments and Performance Events. Cambridge; New York: Cambridge University Press, 2007.
- Maranca, Bonnie. Ecologies of Theatre: Essays at the Century Turning. New York: Routledge, 1996.
- May, Theresa. Theatre in the Wild: Rediscovering the Spiritual Purpose of Theatre Through Stories that Give Meaning to Existence from In Context: A Quarterly of Humane Sustainable Culture issue « Earth and Spirit » (IC#24), Late Winter, 1990.
- May, Theresa. Greening the Theater: Taking Ecocriticism from Page to Stage
- Schechner, Richard. Environmental Theater : An Expanded New Edition Including « Six Axioms for Environmental Theater. » New York : Applause, 1994.
- Sullivan Jr., Garrett A. The Drama of Landscape: Land Property and Social Relations on the Early Modern Stage. Stanford: Stanford University, 1998.
- Szerszynksi, Bronislaw, Heim, Wallace and Waterton, Claire. Nature Performed: Environment Culture and Performance. Oxford ; Malden, MA : Blackwell Pub./Sociological Review, 2003.
[2] Signalons le très beau volume de la revue Chimères n° 76 (2012) sur l’Ecosophie, dirigé par Manola Antonioli , ainsi que son article sur l’Ecosophie et le design (revue Multitudes n° 53, 2013)
[3] Karen Houle, « Les Différentes symétries des plantes », revue Chimères n° 81, 2014, p. 155 sq.