A propos de l’atelier « clown et philosophie » mené par Violaine Chavanne et Raffaella Gardon
Il y eut tant d’hypothèses faites corps, tant d’évidences portées par le jeu, tant d’essais magnifiques et ânonnants, de solutions provisoires et néanmoins absolues. Des questions, cette quintessence de la philosophie ? Oui, aussi, bien sûr !
Mais quand le clown questionne, il affirme déjà. Il produit d’emblée des morceaux d’existences taillés dans l’infini des possibles. Même quand ces possibles prennent la forme de questions, elles existent incomparablement comme propositions. L’acteur s’interroge. Tandis que le clown, lui, taille sa route. S’arrangeant de l’improbable, il a déjà sculpté des mondes fugaces.
Les clowns affirment donc. Quoi ? « Toute la joie de leur puissance » fût-elle « négatrice ». Clowns « punks« , princes de l’échec, « losers à qui tout réussi ». « Qu’est-ce qui apparaît ? » disent les philosophes. « Comment saisir le ici et le maintenant ? » se demandent les phénoménologues. Impossible répond, pour sa part, Hegel. Les clown, eux, ont déjà pris position : un clown s’enorgueillit d’être ici, un autre se demande si c’est son corps n’est pas resté là-bas. L’un triomphe, l’autre gémit. Tous deux jubilent ! Même la mort cède de sa superbe, logée dans les plis d’un rideau de scène. Une clown la caresse, étonnée et ravie de ce qu’elle soit finalement si « gentille, la mort ! ». Vaillant dans ses assauts, les clowns n’ont pas peur d’aller taquiner « le sublime » et savent tout autant s’accommoder des redescentes. De la « poudre d’en soi » fera très bien l’affaire. Et hop, en voilà un qui saupoudre, dans sa magnanimité, tout le public de cette poussière métaphysique et scintillante.
Le clown est redoutable, il renverse tout. Les jardins « effroyables » des tristes sirs de la réalité deviennent de merveilleux et inépuisables terrains de jeu. Les à-quoi-bonistes sont terrassés. Avec un simple « A quoi bon ?« , le clown, lui, s’engage dans des forêts touffues … « un monde sans fin ».
Violaine Chavanne
Les phénoménologues sont des clowns, par Ismaël Jude (participant, LAPS)
> Les phénoménologues sont des clowns (texte intégral)
Impressions de Maïwenn Braud (participante)
Lire un texte philosophique, comprendre un(e) philosophe c’est intéressant, parfois compliqué et théorique. Faire le clown, c’est vivre l’instant présent, lâcher prise, rendre l’incompréhensible compréhensible en passant par l’absurde.
Lorsque le texte devient organique à travers les sens du clown, enfin le public peut voir et comprendre, peut être plus simplement, un texte philosophique ou découvrir avec le clown ce que recèle la vie.
Je me souviens d’un exercice. Je devais aller derrière le rideau et découvrir un mot sur un papier. Mon mot était « la mort ». Pendant dix minutes, j’ai vécu la mort, l’agonie, les râles, etc. jusqu’à un moment de rupture. Quelle était ma surprise : après la mort, est née la douceur, l’éden, la plénitude. Ma clown invitait tout le monde à venir rejoindre la mort. Elle répétait : « elle est gentille la mort ! », tout en caressant d’une façon sensuelle le rideau de scène velouté. Je ne m’attendais pas du tout à vivre cette mort. Lâcher prise pour ressentir l’essence d’un mot. On expérimente la philosophie par le clown et la philosophie est aussi un bon prétexte pour faire ressortir son clown. On fait parfois de belles découvertes pleines de poésie. Un monde sans fin.
L’En-soi de philoclown de Luc Crochez (participant)
Tout était bien parti pour moi, je veux dire dans le sens de commencer, je venais avec mon passé mais avec la ferme intention de vivre au présent, dans l’instant du moment, de l’idée proposée, lancée, pour aller vers l’inconnu, sans restriction, sans arrière pensée, et pour l’imager, « comme un lancé de filet ». Et à la « maison Pop » je l’ai fait ce lancé. Alors j’ai commencé par ressentir un petit rien, qui est devenu du plaisir, ensuite un petit geste de rien qui a pris de l’ampleur, après un seul mot a suffit, une seule sonorité prononcée pour rencontrer l’invisible, une sensation d’ici, de là, d’ailleurs, de partout. J’y allais, doucement mais sûrement vers le « sublime »….., quand d’un seul coup, tout a disparu, y’avait plus rien, plus de sensation, plus d’émotion, plus de plaisir, retour à la case départ, à l’avant, sans savoir pourquoi, c’est trop dur , aussi je veux retrouver cet état d’après l’avant. Mais comment faire ? « C’est difficile », « c’est pénible » de revenir à l’avant, la seule solution qui me reste est l’«en-soi » puisqu’à la « Maison Pop » j’ai vu un bonimenteur qui en propose, . Certes c’est un rigolo, mais il la détient, lui, la solution, il résout tout avec son «en-soi » une petite pincée au dessus de la tête et hop ça repart, vous décollez, vous vous amusez, tout devient magique, je l’ai vu de mes yeux vu, et la marque je l’ai bien notée : « En-Soi de Philoclown » direct du bonimenteur à l’utilisateur, alors vous pensez bien que je vais tout faire pour en trouver de l’« En-Soi de Philoclown » de « chez Chavanne ».
Pourquoi rechercher son clown ? Tentative de réponse personnelle à partir de la lecture d’Effroyables jardins de Michel Quint, par Anaëlle Impe (participante, LAPS) [1].
« De mon mieux. Je ferai le clown de mon mieux. Et peut-être ainsi je parviendrai à faire l’homme, au nom de tous. Sans blâââgue ! » [2]
Pourquoi rechercher son clown ? Comment expliquer mon envie de porter un nez rouge et de devenir ainsi absolument (une) autre tout en restant moi-même ?
Cette question, je me la suis posée au fil des séances de l’atelier « Clown et philosophie ». Pour me guider dans ma réflexion, toute personnelle, je me suis repenchée sur un petit texte de Michel Quint qui m’avait beaucoup marquée et émue il y a quelques années : Effroyables jardins.
« Plus que tout, j’ai détesté les augustes. Plus que l’huile de foie de morue, les bises aux vieilles parentes moustachues et le calcul mental, plus que n’importe quelle torture d’enfance. » [15]
Aussi loin qu’il puisse s’en rappeler, le narrateur de Michel Quint dans Effroyables jardins a toujours détesté les clowns, « ces hommes raccommodés à la ficelle » [15] qui semblaient avoir inspirés à son père André, instituteur de métier, une « navrante et inhabituelle vocation comique » [20]. Dès que cet « honorable pédagogue » en avait l’occasion, affublé d’un énorme pif, d’une perruque carotte, de larges tatanes et de tout un attirail hétéroclite et bariolé composant un costume fait de vieux vêtements et d’ustensiles de cuisine esquintés, l’instituteur apparaissait, avec toute sa maladresse, « dans un numéro pathétique de niais solitaire contraint de s’infliger tout seul des baffes et des coups de pied au cul » [17]. Quelle honte pour notre narrateur qui aurait tant aimé pouvoir se cacher et disparaitre lorsque son père se ridiculisait par ses pitreries de (mauvais) clown amateur !
Il lui fallut attendre, à notre narrateur, de nombreuses années et l’intervention d’un cousin de son père, Gaston, avant de comprendre le pourquoi de cette apparente lubie clownesque.
C’est à l’occasion d’une sortie en famille au cinéma que Gaston lui révéla le sens de cette étrange vocation en lui racontant un épisode tragicomique de leur passé de résistants durant la Seconde Guerre mondiale : « la résistance, on s’y est mis, […] en tous cas ton père et moi, pour rigoler, pas s’emmerder, en tous cas au début… » [34].
« … Fin 42, début 43, que c’était. » [33] André, Gaston et leur petit groupe de résistants reçurent l’ordre de faire sauter tous les transfos de l’arrondissement. Un soir, « à la nuit juste tombée » [34], les deux cousins firent sauter le transfo de la gare de Douai. Le lendemain matin, ils se firent arrêter par des officiers allemands et jetés dans un trou d’argile qui leur servirait de prison, aux deux cousins et à deux autres otages (« Loi du 14 aout 41 ! » [38-39]). Et pour les regarder croupir dans leur trou de boue : un gardien, « Casque à ras le sourcil et un sourire large » [47-48] un gardien qui, sans préambule et comme pour se présenter, fit une grimace, « une grosse, une de gosse » ! [48], aux quatre prisonniers ! Et c’est ainsi qu’André, Gaston et leurs deux compagnons d’infortune firent la connaissance de « Bernd », clown dans le civil !
« — Je m’appelle Bernhard Wicki et je suis clown. […] Auguste, avec une perruque rouge et un gros nez… — Moi je suis bien instituteur, [a répondu André]. Comme ça, tous les deux, on fait rire les enfants… » [65]
Clown de son état donc, héros du quotidien, Bernd fit de la résistance, l’air de rien et avec humour (et amour !), jouant (tant au sens ludique que spectaculaire) de ses failles (son air simplet, son apparente gaucherie, son appartenance au « côté du mal » [61], …), tournant tout à la dérision (la soif, la faim — et la fin aussi, surtout des quatre condamnés) par quelques bons mots, des pirouettes, acrobaties et autres facéties [3]. Il fit, de tout, de petits riens, quelque chose, quelque chose de plus grand, de plus signifiant, qui aurait valeur de maxime de vie, de « possibilité générale de l’existence » [4] pour André, Gaston et les deux autres. En apportant aux otages non seulement des vivres volés (et jonglés « rudement bien » [50]) pour eux, une oreille attentive, des conseils avisés, mais aussi un brin de folie, d’émerveillement et d’étonnement (qu’ont en partage clowns et philosophes !), sa spontanéité d’enfant, la reconnaissance d’une humanité en partage le liant aux quatre prisonniers[5] et, surtout, beaucoup de rires et de franches rigolades ! [6], Bernd sauva la vie de ces quatre hommes dont il avait la garde.
« “Et puis, et puis… Qu’on se met à la résistance à plein temps, à plus savoir le jour qu’on est, ni qui on est, juste qu’on veut continuer à être des hommes…” » [66] [7]
C’est ainsi qu’André, de « simple » instituteur, devint résistant, et ce, toute sa vie, un résistant au nez rouge et chapeau bas. Résistant à l’occupant, à toutes les indignités de la guerre, à l’oubli, à l’inhumain…Quand son père eut tiré son ultime révérence à la grande faucheuse, le narrateur d’Effroyables jardins, délivré de la « malédiction de l’auguste » grâce au récit du cousin Gaston, reprit le nez rouge pour entrer, à son tour, en résistance contre le mensonge[8] et les mascarades d’après-guerre, contre ces hommes, cet homme — Maurice Papon— (dont le narrateur veut oublier le nom « pour ne garder en mémoire, que ceux des êtres qu’il déporta de la vie » [75]).
Aussi, à l’instar du narrateur de Michel Quint et de son père, si l’envie me prend d’enfiler à mon tour le nez rouge de l’auguste, c’est pour tenter de devenir, à mon petit niveau, un héros (une héroïne plutôt !) du quotidien et entrer en résistance, à grands éclats de rire, contre les cyniques, les pessimistes, les défaitistes, les trop sérieux… et, en général, contre tous ceux qui voudraient nous faire croire que le monde n’est qu’« effroyables jardins » ; pour leur montrer, avec cette innocence émerveillée du regard, proprement clownesque, le monde sous un tout nouveau jour, tel qu’il est (certainement pas aussi noir que d’aucun le dépeignent !) et tel qu’il pourrait être aussi (si nous ne succombions pas à la morosité et à la passivité ambiante, cachés derrière un « à quoi bon ? »). Et ainsi, en « faisant le clown », tenter de faire l’homme et de participer à la création d’un monde plus humain.
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[1] Ce texte est écrit conformément à la nouvelle orthographe (cf. en ligne, consulté le 25 mai 2015).
[2] Quint M., Effroyables jardins, Paris, Gallimard, 2004, coll. « Folio », p. 75.
[3] C’est ainsi qu’il part à « la chasse à la tartine », montant « à l’assaut de sa poche » [50] ; qu’il fait tomber sur la tête de ses protégés « une pluie de tartines » [51] ; qu’ils jonglent avec des patates [55] ; ou encore, qu’il transforme son instrument de mort en instrument de musique : « il tenait son fusil comme une trompette. Un saxo plutôt. Il soufflait dans le canon en imitant un petit air. T’aurais dit sans y penser, comme si tous les jours il s’était servi de son fusil pour faire de la musique. » [55] ; etc.
[4] Chavanne V., Argument de l’atelier Clown et philosophie [en ligne], consulté le 11 juin 2015.
[5] Alors que Bernd tente d’aider l’un des prisonniers graciés à sortir du trou, il y tombe lui-même : « Et puis de se voir lui et nous, comme ça, au fond, prisonniers pareil et pareil merdeux [pareil mortels ai-je envie d’ajouter], on éclate de rire… » [63-64]
[6] « Qu’on allait crever, on n’y pensait plus. Non, on y pensait plus, on était encore des gamins à ce point et, lui, il était rigolo à ce point… » [50]
[7] C’est moi qui souligne.
[8] « Sans vérité, comment peut-il y avoir de l’espoir… ? » [14]