Comment représenter un personnage qui pense ? Comment représenter un personnage qui cherche ? Les dialogues des philosophes empiristes montrent que la pensée peut être autre chose qu’une exposition unilatérale d’idées par un auteur qui met un point d’honneur à détenir, seul, la vérité. La scène de dispute fait alors partie d’une méthode expérimentale de la pensée de l’empirisme qui domine l’Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles : courant de pensée selon lequel toute connaissance procède des sens. L’esprit est semblable à une table-rase sur laquelle viennent s’imprimer les représentations que les sens lui fournissent. Les concepts naissent de la sensibilité et non d’idées a priori. Toute métaphysique est réfutée. La connaissance commence et finit avec l’expérience. On recueille les données de l’expérience, on les organise selon des lois, des combinaisons : le rôle du philosophe est de mettre de l’ordre dans cet apparent désordre psychique et verbal.
Une première version de ce texte a été performé par Arnaud Carbonnier (LAPS) et Flore Garcin-Marrou (LAPS) lors du colloque international « Scènes de dispute » organisé par Jeanne-Marie Hostiou et Sophie Vasset en juin 2014.
Berkeley est l’auteur des Trois dialogues entre Hylas et Philonous [1] (1713) qui met en scène Philonous, spiritualiste, son porte-parole, et Hylas dans le rôle de l’objecteur, défenseur de la doctrine matérialiste. La dispute y est présentée comme une méthode de recherche scientifique. Elle permet de faire émerger les idées dans le cours de la conversation, de valoriser la pratique et d’abandonner la spéculation aux philosophes rationalistes qui considèrent les idées de manière a priori.
David Hume est quant à lui l’auteur des Dialogues sur la religion naturelle qu’il achève d’écrire en 1776. Les dialogues mettent en scène trois personnages débattant de la nature et de l’existence de Dieu. Penser à un. Penser à deux. Penser à trois. Tout cela engage des stratégies énonciatrices différentes. La dispute permet à Hume de ne pas écrire une critique frontale contre les assises de la religion. La forme dialoguée est un paravent pour dissimuler une pensée qui se dévoile selon plusieurs masques et par jeu, de même que la dispute permet de dire qu’en matière de religion, les idées ne sont jamais que de la croyance. Ecrire un dialogue permet au philosophe de ne pas trancher tout de suite en faveur de son camp, de suspendre son jugement et de renvoyer chacun à la cohérence de son propre discours.
Pamphile est le pupille de Cléanthe qui est à l’âge où il doit être initié aux mystères de la religion. Cléanthe, incarnant le scientisme, propose sa méthode : le guider par la raison. Déméa penche pour une autre méthode, celle d’humilier la raison et de préparer l’initié à recevoir la révélation. Elle incarne d’une certaine manière l’orthodoxie. Entre ces deux personnages antagoniste, un troisième nommé Philon. Incarnant l’ironie sceptique, son rôle est de brouiller les pistes et surtout de renvoyer dos à dos les deux adversaires. Les dialogues sont des jeux d’alliance : Philon s’allie avec Déméa contre Cléanthe – puis Philon s’allie avec Cléanthe contre Déméa. Si Déméa est un faire-valoir, Hume distille sa philosophie dans Philon et Cléanthe. Il les considère complémentaires et conflictuels. Sur le fond, ils sont d’accord : l’un et l’autre sont empiristes et croient au primat de l’expérience sensible. C’est donc sur un fond d’accord tacite que viennent se greffer leurs divergences théoriques mais aussi stratégiques.
Au cours de la lecture, on vit de véritables passes d’armes entre Philon et Cléanthe. Cléanthe affirme que le scepticisme est contestable et contre-nature : les objets, les passions obligent à choisir selon sa raison. Il y a là une contradiction. Les remarques de Cléanthe obligent Philon à préciser son scepticisme. Déméa fixe ensuite les règles de la discussion. Elle affirme que Dieu n’est objet que d’amour et non de connaissance. Cléanthe repousse avec vigueur la démission de la raison et argumente. Philon l’attaque en pointant la faille du raisonnement de Cléanthe. L’entretien pourrait s’arrêter là. Mais c’est sans compter la parade de Cléanthe qui quitte le terrain de la logique scientifique sans l’avouer explicitement d’ailleurs. Il fait désormais appel à l’évidence : il n’y a pas besoin de preuves rationnelles pour penser Dieu mais il suffit de se contenter du spectacle de la nature. La parade est efficace. Pour échapper à la critique de Cléanthe, Philon doit apporter la preuve que le doute n’est pas seulement spéculatif mais qu’il a une réelle incidence sur la pensée. La discussion qui s’engage entre les trois protagonistes porte alors sur le fait de savoir si le Dieu dont parle Cléanthe correspond au Dieu de la tradition chrétienne. Déméa lance l’offensive. Cléanthe lui répond violemment. Il marque un point. Philon exploite l’accusation lancée par Déméa à l’encontre de Cléanthe pour tourner la discussion à son avantage. Philon applique la stratégie sceptique dont le principal ressort est la démonstration par l’absurde. Prenant prétexte de la victoire provisoire de Philon sur Cléanthe, Déméa revient à la charge. Cléanthe réfute. Déméa échoue. Philon tombe d’accord avec les critiques de Cléanthe.
Sur le plan théorique, Philon semble l’emporter. Toutefois, Cléanthe brille par la force de ses convictions. Déméa tente une alliance avec Philon – qui jubile et lui emboîte le pas, lançant sa dernière attaque contre les positions de Cléanthe. Philon abandonne le terrain de la spéculation pour investir celui du sentiment. Il domine le débat : il a réussi à retourner contre Cléanthe les critiques que ce dernier adressait contre une argumentation abstraite. Cléanthe, conscient du piège tendu par Philon, est contraint de réviser sa doctrine. A la fin de la 11e partie, le triomphe de Philon semble assuré : Cléanthe a été battu sur son propre terrain. Déméa a pris conscience qu’elle servait d’alibi pour Philon. Elle s’en va. Mais la dernière partie s’ouvre sur un coup de théâtre : Philon épouse soudainement les thèses de Cléanthe. C’est un stratagème : il met en scène son propre doute, il suspend provisoirement son jugement de manière à ne pas enferrer la pensée. Cette stratégie permet de réconcilier l’athée et le théiste en réduisant à une simple querelle de mots l’objet de la controverse. Philon met en garde contre les pièges du langage qui crispe les idées – le doute permet de dénoncer le verbalisme creux et met en valeur le vide de la pensée : les deux personnages sont finalement en désaccord d’un point de vue cognitif et verbal mais sont en réalité d’accord sur l’essentiel. Hume dénonce en cela l’intransigeance verbale propre aux dévots, qui provoquent querelles et guerres fanatiques. Que de revirements, de jeux d’alliance, de stratagèmes – dans le seul but de prendre du plaisir à échanger des idées. Une particularité de la pensée humienne que Deleuze ne manque pas de saluer dans un article publié dans l’Ile déserte.
Pour Deleuze, qui consacre une monographie à Hume en 1953, toute l’histoire de la philosophie est une vaste dispute philosophique transhistorique : lui-même ne fait que converser avec Hume, Kant, Nietzsche, Kierkegaard. La confrontation avec l’autre permet un décentrement de la pensée et une élévation de cette dernière à la n-ième puissance. La dispute philosophique permet d’engager des pourparlers avec soi-même : de mener des guerres sans bataille avec ses interlocuteurs, mener une guérilla contre les certitudes de ce que sont les choses et de comment elles se disent [2].
Plus récemment, des chercheurs travaillent à mieux incarner leurs idées, utilisant les codes de la performance pour interpréter leurs textes, fédérés par un réseau international baptisé Performance Philosophy. C’est aussi ce qu’en France, on commence à pratiquer sous le nom de philo-performance. La philo-performance est une pensée qui passe à l’action, qui se met en scène, qui invite à la fédération d’énergies créatives portées par le souci de penser en commun. La philo-performance est une manière de constituer des identités de pensée qui ne se construisent pas à travers des clivages binaires maître/élève mais par l’expérience de penser ensemble, dans une congruence. La philo-performance est une fabrique du commun [3].
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[1] (1685-1753) Dialogue entre Hylas et Philonous (Google books)
[2] « Pourquoi réunir des textes d’entretiens qui s’étendent presque sur vingt ans ? Il arrive que des pourparlers durent si longtemps qu’on ne sait plus s’ils font encore partie de la guerre ou déjà de la paix. Il est vrai que la philosophie ne se sépare pas d’une colère contre l’époque, mais aussi d’une sérénité qu’elle nous assure. La philosophie cependant n’est pas une Puissance. Les religions, les États, le capitalisme, la science, le droit, l’opinion, la télévision sont des puissances, mais pas la philosophie. La philosophie peut avoir de grandes batailles intérieures (idéalisme-réalisme, etc.), mais ce sont des batailles pour rire. N’étant pas une puissance, la philosophie ne peut pas engager de bataille avec les puissances, elle mène en revanche une guerre sans bataille, une guérilla contre elles. Et elle ne peut pas parler avec elles, elle n’a rien à leur dire, rien à communiquer, et mène seulement des pourparlers. Comme les puissances ne se contentent pas d’être extérieures, mais aussi passent en chacun de nous, c’est chacun de nous qui se trouve sans cesse en pourparlers et en guérilla avec lui-même, grâce à la philosophie », Gilles Deleuze, Pourparlers.
[3] Nous renvoyons notamment aux travaux récents de Camille Louis et du collectif Kom.Post.