La soutenance de thèse de María Ortega Máñez aura lieu le samedi 7 décembre 2013 à 14h à la Maison de la Recherche (salle D223), devant un jury composé de Messieurs Marco Baschera (Zürich), Denis Guénoun (Directeur de thèse), Pierre Judet de la Combe (EHESS/CNRS), Francis Wolff (ENS).
« Mimèsis en jeu. Une analyse de la relation entre théâtre et philosophie ».
Résumé : Théâtre et philosophie présentent au long de leur histoire des modes d’interaction divers. L’approche privilégiée est ici l’analyse de la querelle qui opposa, au Ve siècle av. J.-C. en Grèce, deux de leurs représentants : Aristophane et Platon. Une analyse des oeuvres qui véhiculent leurs attaques respectives permet de dégager les enjeux de cet affrontement ainsi que d’en mesurer la portée. Depuis cette perspective, la notion de mimèsis apparaît mise en jeu : terme d’origine théâtrale et portant essentiellement le sens du « jeu » de l’acteur, la mimèsis est utilisée par Platon comme l’argument majeur de sa critique de la poésie, autant que comme point d’articulation entre les deux mondes de son ontologie. La seconde partie de notre entreprise est consacrée à l’étude de l’élaboration platonicienne de ce concept dans la République. Cette synthèse est également opérée sur un plan littéraire par le dialogue en tant que forme d’écriture à la croisée entre philosophie et théâtre, que l’on aborde à travers l’étude des dialogues de Platon de ce double point de vue. On parvient ainsi à montrer, à partir des éléments analysés, qu’au coeur de l’opposition entre philosophie et théâtre s’ancre une liaison profonde, dont la nature contradictoire n’aura cessé de se manifester par la suite à travers le problème philosophique et le paradigme théâtral de la représentation.
MIMÈSIS AT PLAY
An analysis of the relationship between theatre and philosophy
Theatre and philosophy present diverse modes of interaction throughout their history. In order to interrogate their relationship, this investigation will focus on the analysis of the quarrel which, in the fifth century B.C. in Greece, opposes two of their representatives, Aristophanes and Plato. An analysis of the works that launch their respective attacks will enable us to reveal the stakes of this confrontation, as well as to evaluate their impact. From this perspective, the notion of mimèsis appears at stake but also « at play » – hence, it is en jeu: term of theatrical origins which essentially contains the meaning of the actor’s « play », mimèsis comprises not only the central argument of Plato’s critique of poetry, but furthermore, the articulation point between the two worlds of his ontology. The second part of our research is dedicated to the study of Plato’s elaboration of this concept in the Republic. This synthesis is also operated on a literal level by the dialogue as a writing form at a crossroads between philosophy and theatre, which we will approach through the examination of Plato’s dialogues from this double point of view. Taken together the different elements of our analysis reveal that, at the heart of their opposition, lies a deep bound whose contradictory nature has not ceased to manifest itself in the philosophical problem and the theatrical paradigm of representation.
Accès : Maison de la Recherche, 28 rue Serpente, 75006 (métro Odéon, Saint-Michel). 2e étage.
La thèse de María Ortega Máñez s’attache dans un premier temps à mener une enquête sur la querelle entre théâtre et philosophie en Grèce au Ve siècle av J-C. Le point de départ de l’argumentaire est une citation de La République, X, 607b, qui marque la conclusion de la critique platonicienne de la mimèsis, amorcée au Livre III. 607b insiste sur le fait que le conflit est « ancien » en philosophie et en poésie. La question reste de savoir si la poésie imitative, la poésie d’agrément, destinée au plaisir de celui qui la lit et l’écoute, a sa place dans la cité morale. Les commentateurs ont proposé des interprétations différentes à propos de 607b. Chambry, dans les Belles Lettres, note qu’il s ‘agit peut-être d’une allusion à la querelle des philosophes Héraclite et Xénophon, s’opposant à Hésiode et Homère, au nom de la morale. De même, G. Leroux (Flammarion) note qu’il figure chez Héraclite de telles remarques. Dans le commentaire de Stephen Halliwell et James Adam, il est proposé que la phrase vienne d’une citation de la comédie attique, plus particulièrement des Nuées (V. 101, 153 et alii). Mais il est possible que Platon fasse référence à la querelle des premiers philosophes, dirigée contre Homère et Hésiode qui les accuse de donner une mauvaise image des dieux. C’est donc un différend théologique et moral (bien avant qu’il ne devienne esthétique).
Pythagore (dans Diogène Laërce, VIII, 21) est descendu dans l’Hadès et a vu l’âme d’Hésiode attachée à une colonne de bronze, poussant des cris stridents, et celle d’Homère, suspendue à un arbre, entourée de serpents « en punition de ce qu’ils avaient dit des dieux ». Xénophane de Colophon explique les raisons de ce châtiment : Homère et Hésiode ont attribué aux dieux tout ce qu’il y a de blâmable chez les hommes, à savoir le vol, l’adultère… Et ce qui est critiqué est bien le contenu et non la forme car Xénophane de Colophon écrit des poèmes, des élégies, des iambes contre Hésiode et Homère, en plus d’écrire sa propre philosophie. Parménide et Empédocle utilisent aussi la forme poétique pour leur philosophie. Héraclite en B42 écrit qu’Homère « mérite d’être chassé des concours et bastonné, et Archiloque de même » (Les Écoles présocratiques, 1988, p. 76 ; Diogène Laërce, IX, I, p. 1047). Mais chez Héraclite, les raisons évoquées ne sont pas les mêmes que Xénophane. En B56, Héraclite décrit Homère comme « plus sage que tous les grecs réunis ». Mais son défaut a été d’être trompé par des enfants en train de s’épouiller – son tort vient de sa capacité à être trompé par la « connaissance des visibles ». Ceci est une anecdote reprise dans le fragment 8 des éd. Ross du dialogue d’Aristote sur les Poètes, emprunté à la Vie d’Homère du pseudo-Plutarque. Des enfants posent une énigme à Homère : « Tout ce que nous avons vu et saisi, cela, nous le laissons. Tout ce que nous n’avons ni vu ni pris, cela, nous l’emportons ». Homère, ne parvenant pas à résoudre l’énigme, montre un certain découragement. L’erreur du poète est de ne pas saisir ce qui est manifeste, ne comprend pas ce dont il parle, car on ne peut effectivement comprendre que ce que l’on saisit. Homère est trompé par les apparences. Les enfants ont une sagesse supérieure à lui. C’est pour cette raison que les mystificateurs sont dangereux pour la cité, surtout quand ces aèdes populaires s’imposent comme des instituteurs (B104)…