Compte-rendu de la séance avec Grégoire Ingold

Grégoire Ingold, metteur en scène, est venu nous parler de sa mise en scène de La République de Platon (dans la traduction d’Alain Badiou), présentée au planétarium du Théâtre des Amandiers de Nanterre du 15 novembres au 8 décembre 2013. Voir des extraits du spectacle

Après avoir reçu l’enseignement d’Antoine Vitez et commencé à travailler comme comédien, il manque à Grégoire Ingold une formation en mise en scène. Mais en 1992, aucune formation de ce type n’existe en France. Il décide alors de créer la structure dont il a besoin : un groupe de travail libre de jeunes comédiens, professionnels actifs motivés par un désir commun de penser et pratiquer un apprentissage de la mise en scène de théâtre.

Parcours

Grégoire Ingold : Au Théâtre de la Commune, quatre matinées par semaine, le groupe s’est réuni autour d’une proposition de Brecht. Sollicité par des troupes désirant s’engager dans la voie du théâtre épique, Brecht s’est rendu à l’évidence : le moyen le plus simple de comprendre son théâtre n’est pas de lire et d’étudier ses textes théoriques, mais de le comprendre en le « re-faisant ». Brecht commence ainsi à constituer des « livres-modèle », dans lesquels il note précisément ses mises en scène. A la fois document iconographique (on compte environ 12 000 photos prises en plein cadre ou centrées sur des détails de l’action, minute après minute), le livre-modèle consigne également les vitesses de déplacement, les expressions des comédiens, les repères de jeu, tout cela en regard du texte. Pour Brecht, apprendre la mise en scène n’est pas autre chose que copier, se servir de la reconstitution d’un mouvement scénique, dans le détail, à des fins d’apprentissage. De cette manière, Brecht prouve qu’à partir d’un résultat, d’une mise en scène réalisée, il est possible de revenir aux questions originelles que pose l’acte créateur. En Allemagne, surtout à l’Est, ces livres ont été pratiqués dans les écoles de mises en scène. A ce jour, les manuscrits sont conservés à la Maison Brecht et au Berliner Ensemble, mais l’ensemble n’a jamais été publié. Brecht a voulu créer les conditions de la transmission de son théâtre. Il y a véritablement là l’idée de ce que pourrait être une école de mise en scène. Le lieu d’apprentissage ne peut être que le plateau et non l’université. L’apprentissage passe par la copie qui permet d’apprendre les lois de structure et d’harmonie. Ce qui est évident pour d’autres arts l’est bien moins pour le théâtre, alors même qu’il est un art de la copie.

Après cette découverte, j’ai voulu travailler deux mois sur Brecht, deux mois sur Stanislavski, deux mois sur Vitez  chez qui la question de la transmission est très présente. En réalité, le groupe a travaillé quatre ans sur Brecht, six ans sur Stanislavski… Et le travail de recherche sur Vitez reste à faire. En France, l’œuvre de Stanislavski n’a pas été traduite complètement. On connaît deux livres (La Formation de l’acteur, La Construction du personnage) qui ont été traduits de l’américain par l’assistante de Lee Strasberg : traduction, on peut le dire, qui a dénaturé le texte original russe. Ce qu’il faut avoir présent à l’esprit, c’est que lorsque les comédiens de Stanislavski sont arrivés aux États-Unis, ils étaient détenteurs de deux méthodes de jeu. Strasberg n’en a gardée qu’une seule ; celle qui tient de l’intériorité, de l’action psychique. L’attirance de Strasberg pour cette intériorité psychique a déterminé en grande partie le jeu adopté par les acteurs américains et explique le rapport passionnel des américains à la psychanalyse. La deuxième méthode est celle de l’action physique que le réalisateur Elia Kazan a préféré suivre. Enfin, Stanislavski, à la fin de sa vie, a élaboré une troisième méthode, dite de l’analyse active.

Dans la première méthode, Stanislavski demande à ses acteurs d’imaginer ce que ferait le personnage dans la situation de la fiction, en ayant recours à des exercices de visualisation, à des récits sans aucun souci de projection ou de théâtralité. Mais cette disposition au revivre ne le satisfait pas car il provoque de véritables psychodrames chez les acteurs ! Stanislavski essaye alors une méthode inverse, celle des actions physiques qui demande à l’acteur de faire lui-même, en tant que personne, des actions physiques dans une situation proposée. Comment l’acteur lui-même, et non son personnage, est-il censé se comporter en termes d’actions dans une situation donnée ? Cette méthode, se prêtant particulièrement bien au répertoire réaliste, est un processus de création inouï qui met le comédien dans une situation d’incarnation. Stanislavski élabore enfin une troisième méthode de jeu qui consiste à considérer que le comédien ne joue pas seul mais toujours à deux. L’enjeu de cette méthode n’est pas de travailler sur le rôle en lui-même, mais sur le dialogue, le conflit entre deux acteurs.

De cette manière, cette « analyse active » propose de ne pas prendre comme point de départ le texte de la pièce, mais des situations de conflits proposées par le metteur en scène, à partir desquelles les comédiens vont improviser. Le metteur en scène peut ajouter au fur et à mesure des éléments correspondant au conflit écrit par l’auteur. Les acteurs, après ces différentes improvisations, de nouveau confrontés au texte de l’auteur, vont avoir la capacité à reconnaître les conflits. Les répétitions servent par la suite à ajouter à ses structures conflictuelles du vocabulaire, des thèmes, des circonstances… L’acteur devient ainsi le co-auteur du rôle. L’originalité de cette troisième méthode est de demander aux comédiens de répondre à une situation par des improvisations menées de leur propre point de vue, et non depuis leur personnage. Il n’y a d’ailleurs plus de personnage tant que les comédiens évoluent en improvisant. Tout se corse lorsque l’on part d’un texte, avec la volonté d’en faire la mise en scène et que l’on demande aux comédiens de se mettre en situation de répondre eux-mêmes aux enjeux de la pièce et non depuis l’idée qu’ils se font de leur personnage. En réalité, cette proposition théorique est irréalisable. La situation implique l’existence d’un personnage. Or si l’on veut supprimer le personnage, on doit supprimer la situation. Que reste-t-il ? Platon.

Mettre en scène Platon

Qu’est-ce que j’entends par « Il reste Platon » ? S’il n’y a plus de situation ni de personnage, il reste un état de texte qui fait exister dans le dialogue un conflit qui n’est aucunement inscrit dans une situation. Il n’y a pas de personnage mais des identités qui sont à la tête de partitions. Il serait absurde de demander à un acteur de travailler la partition de Socrate à partir du « personnage Socrate » ? Ceci n’est d’aucun effet. Cela ne mène nulle part. Il n’y a aucune épaisseur psychologique possible. De même, les situations décrites par Platon – au bord de la rivière, dans une cour…- sont des cadres. Ces décors n’ont pas de fonction utilitaire. Cela n’aiderait en rien le comédien si le metteur en scène décidait de mettre en scène la rivière. La seule chose qui subsiste dans un dialogue de Platon est le conflit, qui a sa propre dramaturgie – c’est le degré 1 du théâtre. Quand on a tout enlevé, il reste cela.

Avec le groupe d’expérimentation, nous avons commencé à travailler sur le livre I de La République pendant six mois aux Amandiers de Nanterre. Une première présentation d’atelier a eu lieu. L’année suivante, à l’occasion d’un partenariat avec Stanislas Nordey au TGP de Saint-Denis, nous avons produit des spectacles d’intervention dans la ville. Au bout d’un an, nous avons repris le livre I dans un format d’1h15 que nous avons tourné en plein air, dans les jardins publics de Saint-Denis. Nous ne voulions pas faire un théâtre pour initiés, mais toucher un public lambda, passant par là. Le spectacle a été joué sur des petites périodes, pendant dix ans, son format étant propice à être produit en dehors des théâtres. Le projet Platon a été repris quand le groupe a été associé à la Comédie de Reims, dirigé par Christian Schiaretti, qui venait de mettre en scène Ahmed Le Subtil d’Alain Badiou (1994) puis le cycle Ahmed dans son ensemble. J’ai alors mis en scène le Gorgias, spectacle de 3h, joué à Reims et à la Cité internationale à Paris. Nous avons ensuite travaillé sur des textes de Lucien de Samosate. Lorsque récemment Alain Badiou m’a envoyé sa traduction/réécriture de La République, j’y ai trouvé l’occasion d’y revenir et de rencontrer une nouvelle audience [1]. Pour résumer tout ce que je viens de dire, je dirais que ma question de départ n’est pas proprement philosophique mais technique. Elle concerne l’art de l’acteur. Elle n’est pas une question ancienne, historique mais permet d’interroger ma recherche et ma pratique contemporaine.

Flore Garcin-Marrou : Dans le dialogue de Platon, on a l’impression que l’action est contenue dans la langue, que les actions verbales existent indépendamment des actions physiques des identités. J’aimerais savoir comment tu as dirigé tes acteurs, tant sur le plan verbal que physique. Comment as-tu conçu la relation entre le corps physique de l’acteur et les actions contenues dans les mots du dialogue ?

Grégoire Ingold : Il n’y a eu aucune direction spatiale. J’ai suivi la troisième méthode de Stanislavski en travaillant d’abord sur l’action verbale. Le travail sur le dialogue, en tant qu’il est travail sur le conflit, ne porte que sur l’action verbale. Comment l’acteur peut-il investir la parole pour convertir la parole en action ? Comment l’acteur peut-il réussir à ne pas faire de cette parole philosophique une conversation intelligente ?

Flore Garcin-Marrou : Il arrive que Thrasymaque se trouve sur une estrade centrale. Que dis-tu de cet engagement physique de cet acteur, vers lequel convergent, à ce moment-là,  tous les regards des acteurs et des spectateurs?

Grégoire Ingold : La mise en forme, la mise en espace a été réalisée assez tardivement dans le processus de mise en scène (et par mise en scène, j’entends travail sur l’action verbale). Nous avons d’abord travaillé à la chaise. Deux comédiens sont assis face à face. Il n’y a aucun travail physique. Si le comédien est sur la chaise, il n’est nulle part. Il n’y a pas d’espace. Il y a seulement un dialogue, une action, une construction commune. Assis, le corps n’est cependant pas avachi. Il est mobilisé, mais dans un état abstrait. Dès lors que je me lève, mon corps est immense. Qu’en faire ? Où suis-je ? Où vais-je ? D’un seul coup, le mouvement va faire langage de surcroît et brouiller le premier langage verbal sur lequel je veux porter mon attention. Au lieu de prêter attention à ce qui se passe sur scène, je me demande : que se passe-t-il à l’intérieur de la parole ? Si j’ajoute la situation corporelle, j’ajoute un second niveau et j’ai déjà trop. Je ne peux plus me concentrer seulement sur ce que je suis en train de faire dans la parole. Si j’ajoute de surcroît un espace fictif, j’engage d’autres paramètres qui déplacent mon travail originel. Le travail à la chaise permet aux acteurs d’être sur l’unique ligne de l’action verbale, de se concentrer sur la dramaturgie du dialogue (au sens propre, puisque le drama est l’action, en grec). Une fois seulement que les comédiens sont dans la maîtrise de cette ligne, nous pouvons nous lever et établir un parcours au sein d’une scénographie.

Flore Garcin-Marrou : Cette question de l’engagement du corps physique me paraît particulièrement importante et problématique dès lors que l’on met en scène un dialogue philosophique ou un texte d’idées. Le collectif de l’Encyclopédie de la parole expérimente les actions verbales : la pièce Parlement, portée par Emmanuelle Lafon, explore divers modes de discours davantage dans un format de poésie sonore, par le biais d’un corps abstrait qui se tient debout, derrière un micro. Voir Emmanuelle Lafon dans Parlement. On pourrait tenter de mettre en scène un dialogue de Platon en recourant à un tel dispositif physiquement neutre. Ce qui m’intéresse dans ta mise en scène, c’est que tu prends le parti (et le risque) de caler l’action verbale avec une action physique qui peut toujours dénaturer l’Idée puisqu’un geste est finalement toujours plus prosaïque qu’un rouage du discours socratique…

Grégoire Ingold : Quand on atteint la fin du travail sur les chaises, pour moi, l’action est produite. La mise en espace devient une concession dans une forme pour le public. Convoquer le public pour entendre une forme où les acteurs ne bougent pas pendant deux heures serait rébarbatif. Il y a de toute évidence la nécessité d’inscrire l’action verbale dans un espace physique, espace qui reste toutefois sobre puisque l’espace choisi est un lieu d’assemblée qui n’est narratif de rien d’autre que de l’assemblée des acteurs et des spectateurs réunis. Le lieu de réunion évite la séparation entre la salle et la scène, rompant avec la représentation scénique traditionnelle. L’espace est fonctionnel : au centre, un plateau de 2m sur 2m accueille l’acteur qui se soumet à l’examen. Ceux qui questionnent se tiennent à la périphérie.

María Ortega Máñez : Le spectacle ne met en scène que le livre I de la République. La raison est évidente : c’est l’un des textes de Platon où l’action dramatique est remarquable, du fait de l’agôn dialectique entre Socrate et Thrasymaque. Or ce livre se termine sur l’insatisfaction de Socrate quant à sa propre réfutation et la nécessité de fonder une cité en paroles afin de voir mieux ce qu’est la justice, programme qui se déploie tout au long des neuf livres suivants qui composent ce dialogue. Comment ces livres – spécialement les centraux, réputés les plus « philosophiques » – peuvent-ils résister à l’épreuve du plateau ?

Dans la République de Platon, Socrate joue deux rôles « littéraires » : il est l’un des personnages mais aussi le narrateur – il s’agit, en effet, d’un dialogue diégétique ou rapporté. La mise en scène présente une fragmentation des paroles de Socrate, autant sur le plan narratif (plusieurs acteurs prennent la charge du récit à la première personne), que sur le plan dramatique (la réfutation de Thrasymaque est menée par plusieurs acteurs également). D’après vous, cette dissolution de Socrate, non seulement est volontaire mais répond à un parti pris théorique : « le personnage n’existe pas », dites-vous. Or, l’amoindrissement de la présence de Socrate contraste avec la présence de Thrasymaque qui elle, au contraire, est marquée, éclatante. Autrement dit, dans votre proposition théâtrale, Socrate paraît se faufiler, voire s’absenter, tandis que la personnalité de Thrasymaque rayonne. Cette différence pourrait-elle s’expliquer, d’un point de vue dramatique, par la différence dialectique des discours de ces deux personnages ? C’est-à-dire, par le fait que Thrasymaque a effectivement une thèse (la justice est l’intérêt du plus fort) tandis que Socrate paraît a priori n’en avoir aucune ?

En effet, Socrate ne diffère pas strictement de son contradicteur, il ne rétorque pas une autre thèse à Thrasymaque. Simplement, il dit ne pas comprendre. La thèse de Thrasymaque ne lui étant pas claire, il entend l’examiner. Sa méthode d’examen s’appelle elenchos. Ce mot grec a souvent deux traductions : « réfutation » et « mise à l’épreuve ». Les deux acceptions décrivent bien, à mon avis, la dimension dramatique d’un dialogue de Platon : il y a de la confrontation et une quête de la vérité. Le premier aspect est nettement montré dans ce spectacle : on a l’impression qu’il s’agit d’une opposition, d’un désaccord. Mais qu’en est-il de l’autre ? J’ai l’impression que, mis en scène, l’élément chercheur qui est au fond le moteur de l’action dans un dialogue de Platon perd de sa force au détriment de la démonstration. En tant que spectatrice – je m’appuie sur une observation faite par une spectatrice, rencontrée devant le vestiaire, qui m’a demandée : « avez-vous tout suivi ? » –, je suis plutôt admirative de l’intelligence des personnages que moi-même prise dans la recherche ; en d’autres mots, pour utiliser une distinction platonicienne, je suis émerveillée par l’apparence de savoir (sophistique) au lieu de participer vraiment à la recherche (comme l’écriture platonicienne l’incite). Ceci n’est pas une critique de votre mise en scène en particulier mais une question générale que je me pose : je me demande si le théâtre (et non pas telle ou telle mise en scène), le dispositif théâtral ne passe pas foncièrement à côté de ce que Platon a écrit. Autrement dit, sa critique du théâtre (de la poésie mimétique ou dramatique) ne serait-elle pas fondée au demeurant sur la base du jeu de ses propres Dialogues ?

Grégoire Ingold : Voulez-vous dire que le théâtre ne pourrait pas rendre ce genre de texte ? Que les dialogues ne se prêtent pas à l’épreuve du plateau ?

María Ortega Máñez : A l’Académie, Platon organisait des lectures des dialogues socratiques. Qu’est-ce que la mise en scène peut-elle apporter à la compréhension du dialogue ?

Grégoire Ingold : La mise en scène est un travail sur l’action verbale. Il ne s’agit surtout pas d’un simple travail de lecture. Le travail de la mise en espace, pour ce genre de texte, ne peut pas être un travail de mise en espace.

Dominique Furgé : De mon côté aussi, je me suis interrogé sur la plus-value apportée par une mise en image ou une mise en mouvement du dialogue [2]. Dès que je lis un texte, et cela tient peut-être à une déformation professionnelle, je vois d’emblée des situations, des intentions, des intonations. Quand je lis Platon, je vois des scènes, des gens bouger. Je ne sais si une représentation théâtrale ou filmique d’un dialogue de Platon apporte une compréhension supérieure mais elle est sans nul doute différente : en comprenant le texte, je désire le faire entendre d’une certaine manière. Dans le cas du Philèbe, je me suis intéressé à la relation particulière entre Socrate et Protarque. Quand j’ai fait une première mise en scène, qui existe sur un dvd de travail, certains de ceux qui l’ont vu m’ont fait cette remarque : ils étaient étonnés de voir que les personnages en face de Socrate n’étaient pas de simples faire-valoir de la pensée socratique, mais qu’ils faisaient avancer le mouvement de la pensée au même titre que Socrate. En cela, la représentation scénique, le fait de dire le dialogue ou de le voir, est une façon de faire entendre différemment.

Grégoire Ingold : Même si dans ton film, on ne voit pas les acteurs, ils sont tout de même incarnés par la parole que tu fais entendre. C’est pour cette raison que pour moi, la question du voir est subsidiaire. L’essentiel étant : comment l’acteur donne-t-il du mouvement à une pensée par la parole ? La question de la visibilité est esthétique, elle est d’un autre ordre que la mise en scène du dialogue. Le voir est séparable de l’entendre. Je pense qu’il y a véritablement deux moments différents.

Flore Garcin-Marrou : C’est vrai qu’il y a une redistribution intéressante des différentes fonctions des « personnages » dans le dialogue. En sortant du spectacle de Grégoire, un de mes étonnements portait sur la présence de Socrate qui est, somme toute, assez discrète. Il ne fait que dire : je n’ai pas compris, ce n’est pas clair… Alors que les autres personnages sont dans des engagements vifs, s’investissent dans la formulation de leur pensée. Socrate évite – si mon souvenir ne me trahit pas – soigneusement le centre de l’espace, se tenant plutôt à la périphérie. On s’attendrait à voir Socrate en personnage principal. En réalité, il apparaît comme un personnage secondaire. Voilà un curieux décentrement dramaturgique. Cette distribution des forces de la pensée en mouvement m’a surprise : je pensais voir Socrate mener la discussion en occupant, en quelque sorte, le devant de la scène… S’il mène le dialogue, c’est depuis une posture en retrait. Ce passage à l’oral du dialogue nous confronte à une nouvelle modalité d’échange entre les personnages… Finalement, tout ceci opère comme un processus de re-démocratisation du dialogue.

Grégoire Ingold : Dans le dernier texte, Amantha, sœur de Platon dans le texte d’Alain Badiou, s’adresse à Socrate. Elle lui demande : Socrate, j’attends de toi que tu répondes à la question. Socrate répond qu’il n’a pas la force, mais qu’il va essayer… Et suivent les dix livres de La République… Dans ma mise en scène, Amantha dit : j’attends de nous que nous répondions à la question, en s’adressant à l’assemblée.

J’aimerais terminer cette discussion en posant la question qui m’occupe aujourd’hui, qui est celle du répertoire, du répertoire des disputes philosophiques comme genre. Ce genre particulier que j’appellerais la « philosophie dramatique » est un endroit mitoyen dans lequel la philosophie se déporte vers la scène, s’abaisse à la scène, et dans lequel le théâtre tente de s’élever vers l’abstraction narrative, vers un théâtre du conflit des idées. On peut établir le répertoire de cette zone identifiable. Aujourd’hui, ce genre – dont le LAPS est aussi le symptôme – gagnerait à être davantage défendu, revendiqué en tant que genre. Alors que le théâtre contemporain éloigne le théâtre de l’objet-théâtre, les scènes étant occupées par d’autres réalisations scéniques sur le théâtre, le fait de revenir à ce répertoire de philosophie dramatique est un moyen de se recentrer sur le cœur de la question. Quand le théâtre est dans un état d’épuisement, la « philosophie dramatique » ne peut-elle pas nous aider à revendiquer une attention particulière à l’action verbale, à la parole, au mouvement de la pensée et à re-conquérir une audience revenue des scènes post-dramatiques ?

 

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[1] Lire des extraits de la traduction/réécriture de La République d’Alain Badiou (Ouvertures, Fayard, 2012) sur Google Livres.
[2] Dominique Furgé a réalisé en 2013 un film expérimental de 19 minutes, Douceur mêlée d’amertume, à partir du Philèbe de Platon, avec Christophe Garcia (Socrate), Christèle Tual (Protarque), Alexandre Martin-Varroy (Philèbe). Socrate, Protarque et Philèbe : jaune, rouge et bleu qui se croisent, se mélangent et se répondent. Voir la fiche technique.


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Cet article a été publié dans Philosophies du théâtre (2013-2014) avec les mots clés , , , , par Flore Garcin-Marrou.

Pour citer cet article : Flore Garcin-Marrou, "Compte-rendu de la séance avec Grégoire Ingold", Labo LAPS 2014. URL : https://labo-laps.com/compte-rendu-de-la-seance-avec-gregoire-ingold/

A propos Flore Garcin-Marrou

Flore Garcin-Marrou est docteur en littérature française (Université Paris 4 – Sorbonne). Elle a enseigné les Études théâtrales à la Faculté libre des Sciences humaines de Lille et à l’Université Toulouse Le Mirail. Sa thèse s’intitule "Gilles Deleuze, Félix Guattari : entre théâtre et philosophie". Elle est l’auteur d’articles sur le théâtre au carrefour des sciences humaines. Elle est également metteur en scène de sa compagnie "La Spirale ascensionnelle" et poursuit un travail d’expérimentation théâtrale au sein du Laboratoire des Arts et Philosophies de la Scène (LAPS).