Lors d’une première résidence à l’Institut International de la Marionnette de Charleville-Mézières, à l’invitation de Raphaèle Fleury, responsable du Pôle Recherche et Documentation, les trois membres du LAPS Flore Garcin-Marrou, Raffaella Gardon et Noémie Lorentz ainsi que Shirley Niclais, Isabelle Barbéris et Hélène Beauchamp ont amorcé un premier temps de recherche autour de la problématique « Marionnette et philosophie » [1].
Cette résidence a réuni des chercheures désireuses de penser une « esthétique de la marionnette », en constituant un corpus de textes philosophiques traitant de l’art de la marionnette puis en dégageant de ces textes, lors de lectures collectives suivies, des concepts propres à la marionnette. Aujourd’hui, l’art de la marionnette est analysé avec des concepts empruntés à l’esthétique du théâtre, qui ne rendent pas forcément compte des singularités et des spécificités de cet art.
Nous avons lu, entre autres, le chapitre premier « De l’intensité des états psychologiques » de l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson, la 7e séance du séminaire La Bête et le souverain de Jacques Derrida, les commentaires de Gilles Deleuze sur le texte canonique de Kleist « Sur le théâtre de marionnettes », Monsieur Teste de Paul Valéry, un article de Philippe Choulet « Les voies d’une marionnette émancipée », cahier spécial de la revue Mouvement (2009), le chapitre « La marionnette et ses philosophes » dans La Marionnette et son théâtre de Claude Gaudin (PUR, 2007), les articles d’Isabelle Barbéris (« Jerk, de Gisèle Vienne et Jonathan Capdevielle », n° 92 de la revue Communications sur la « Performance », 2013) et de Flore Garcin-Marrou (« De la marionnette rhizomatique à l’automate spirituel comme modèle de l’acteur de cinéma, dans la philosophie de Gilles Deleuze », Presses Universitaires d’Artois, Hélène Beauchamp dir., à paraître ; « Pas si bête la marionnette ! » Une lecture de La Bête et le souverain de J. Derrida, revue Chimères n° 81, La Bêtise, février 2014).
Les discussions, à partir de ce corpus, n’ont cessé d’articuler ensemble la scène de la pensée et la scène marionnettique. Les concepts philosophiques isolés lors des lectures ont été ensuite discutés à l’aune d’une sélection de spectacles de Duda Paiva Puppetry and dance, Frank Soehnle, Ilka Schönbein, Gisèle Vienne, Aurelia Ivan (Cie Tsara, L’Androïde), Bérangère Vantusso (Compagnie Trois Six Trente), Phia Menard (L’après-midi d’un foehn et Vortex), le collectif ARN (To fall is to understand the universe ) et d’autres références empruntées aux arts plastiques (entre autres, Ron Mueck ou Momoko Seto, Planet Z). D’autres discussions se sont engagées autour du projet de spectacle de Raffaella Gardon, artiste associée du LAPS. « Une jeune fille aux mains coupées » écrite et conçue d’après le conte des Frères Grimm, dont une première maquette a été présentée lors du Festival Incanti de Turin en 2012.
Une rencontre avec les étudiants de l’ESNAM (Ecole Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette) a confirmé que la relation entre la marionnette et la philosophie est double : la philosophie, comme culture générale, nourrit nécessairement le travail du praticien, mais c’est aussi – et ce, d’une manière tout à fait essentielle – dans un dialogue avec les praticiens, dans une réflexion théorico-pratique sur l’art de manipuler qu’une philosophie de la marionnette peut être authentiquement formulée.
En effet, la philosophie a majoritairement eu recours à la marionnette en tant que métaphore de l’homme manipulé par une puissance supérieure, symbole d’une relation de soumission à plus grand que soi : au monde des Idées (comme dans l’allégorie de la Caverne chez Platon), à un Dieu tirant les ficelles du destin ou à un Etat (comme le Léviathan). Or la marionnette est bien plus qu’une image métaphorique : elle cristallise une relation entre l’homme et l’objet que l’époque contemporaine a éclairé de manière nouvelle. La domination du sujet sur l’objet s’avère aujourd’hui désuète et c’est dans l’esprit d’un « effet-retour » (selon l’expression d’Eloi Recoing) de la marionnette sur le marionnettiste, de l’objet sur le sujet que l’art de la marionnette offre de nouvelles potentialités de questionnement.
Nouveaux questionnements sur une interaction scénique entre une immanence et une transcendance, une relation verticale et une gravité, le mécanique et le machinique. Nouveaux questionnements sur une déconstruction popularisée par Derrida à laquelle n’échappe pas le pantin qui se désarticule et qui se reconstruit différemment, qui réorganise ses organes et crée de nouveaux agencements de corps. Nouveaux questionnements sur l’actuel et le virtuel, sur la marionnette émancipée, la marionnette rhizomatique, la marionnette liquide, la marionnette-phylum, l’infra-marionnette, sur l’âme de la marionnette, sur le sexe de la marionnette, sur la marionnette queer…
Nous ouvrirons dans quelques mois un deuxième chantier, notamment autour de la marionnette au sein des pensées mécaniste et vitalistes ainsi qu’autour de l’utilisation métaphorique de la marionnette par la philosophie politique (Hobbes, Walter Benjamin, Slavoj Zizek). Nous continuerons à poser les modalités d’une « pensée-marionnette », en reprenant la proposition de Roman Paska dans son article « Pensée-marionnette. Esprit-marionnette. Un art d’assemblage » (revue Puck, n°8, 1995). Cette recherche trouvera des points d’ancrage dans deux colloques à venir : « Marionnettes et pouvoir », organisé par Raphaèle Fleury et Julie Sermon, qui aura lieu les 20-22 novembre 2014 à Charleville-Mézières (Lire l’appel à communication – date limite le 1er mars 2014 ) et « La scène philosophique du théâtre de marionnettes » organisé par Hélène Beauchamp, Elise Van Haesebroeck, Joelle Nogues et Flore Garcin-Marrou à l’Université du Mirail à Toulouse, prévu pour le printemps 2015.
[1] Isabelle Barbéris est MCF en études théâtrales à l’Université Paris 7. Hélène Beauchamp est MCF à l’Université Toulouse le Mirail. Flore Garcin-Marrou est docteure en Littérature française de l’Université Paris 4. Raffaella Gardon est comédienne. Noémie Lorentz est doctorante contractuelle à l’Université Paris 4. Shirley Niclais est doctorante contractuelle à l’Université Paris 7.