Yannick Bressan nous a parlé d’une expérience réalisée en 2007-2008 au laboratoire d’imagerie et de sciences cognitives de l’hôpital civil de Strasbourg, réunissant une équipe de 25 personnes (cardiologue, neurologue, psychologue, ingénieurs et artistes), en collaboration avec le TNS dirigé alors par Stéphane Braunschweig et particulièrement avec un comédien Gaël Chaillat. Qu’est-ce qui a fait que Yannick Bressan et son équipe ont eu envie de tenter une expérience neuro-esthétique mêlant sciences cognitives et théâtre ?
Comment peut-on mettre en évidence le « principe d’adhésion [1] » ? Qu’est-ce qui fait qu’au théâtre le spectateur perçoit Hamlet à la Cour d’Elseneur alors qu’il voit un comédien sur des planches ? Comment la fiction déborde la réalité proche du spectateur à tel point qu’il peut être touché « comme si » c’était vrai, alors que ce qu’il se passe sur scène est faux. Qu’est-ce qui fait que le spectateur adhère à une fiction qui acquiert une force existentielle telle, qu’elle va l’émouvoir jusqu’aux larmes ? Quels sont les processus neuro-cognitifs qui sont alors sollicités ? Dans cette expérience, il est question d’adhésion émergentiste : il ne s’agit pas d’une adhésion au sens commun telle qu’on peut trouver en psychologie. Il s’agit d’une adhésion qui consiste à faire émerger une réalité propre. Comment expérimenter ce moment particulier qui se produit dans le système cognitif du spectateur de théâtre ? Lors d’une première rencontre, il s’avère que les médecins sont intéressés par le revers de la question : qu’est-ce qui fait que l’individu n’adhère plus au réel, comme c’est le cas du schizophrène ?
Premier obstacle dans la réalisation de cette expérience : elle est impossible au théâtre car on ne peut y amener un IRM… Dès le départ, l’expérience est biaisée car on ne peut pas être au théâtre. Ainsi, comment expérimenter au sein d’un dispositif technique nécessaire, mais qui n’a rien à voir avec un théâtre ? Il ne s’agit pas de lutter contre ce dispositif, mais de faire en sorte que la machine devienne la salle de spectacle. Le spectateur est également dans des conditions spéciales, très différentes de celles qu’il vit au théâtre : l’IRM faisant beaucoup de bruit, le sujet-spectateur est équipé d’un casque. Il est relié à un compteur de pulsation cardiaque. Il porte des lunettes à prisme qui lui permettent de voir un écran vidéo disposé derrière lui, dans lequel le comédien joue la pièce en direct.
Le dispositif médical est finalement intégré en mettant en place une performance théâtrale. Le sujet-spectateur arrive dans la salle. Sur le lit, est déjà assis le comédien. Il l’invite à s’asseoir. Le comédien commence le prologue de la pièce Onysos le furieux de Laurent Gaudé, qui s’ouvre justement sur des mots d’accueil. Le comédien et le sujet-spectateur sont d’emblée entre fiction et réalité. Le sujet-spectateur rentre dans la machine. Le comédien passe dans une pièce à côté où il est filmé. Il apparaît sur le moniteur vidéo et joue le texte pendant 14 minutes. Il faut préciser qu’en amont, l’équipe artistique a disséminé 17 événements théâtraux particuliers : des intentions, des images, des éclairages, des regards, des attitudes, tous calés à des moments précis. Le sujet-spectateur est récupéré à la sortie de la machine par un psychologue qui lui montre le film de ce qu’il vient de voir en direct. Il lui pose des questions sur son engagement pendant le spectacle. On se situe alors vraiment dans la phénoménologie husserlienne à la première personne. Il se trouve que les sujets-spectateurs ont particulièrement réagi aux 17 événements théâtraux… Les résultats à la première personne sont corrélés aux résultats objectifs, c’est-à-dire que le spectateur a identifié le moment où il est entré dans un état d’adhésion émergentiste.
Suite à cette expérience, trois activités sont découvertes : 1/ la première relative à l’empathie, 2/ la deuxième, relative à la métaphore, 3/ la troisième, relative aux théories de l’esprit. Une spécialiste du sommeil attire notre attention sur une autre observation : il y a eu une diminution chez la plupart des sujets-spectateurs de la dynamique cardiaque qui correspond à une phase de sommeil. Il y a eu une désactivation cérébrale qui correspond à un état hypnotique, un désinvestissement de soi particulier, un flottement que l’on ressent devant Médée, lorsqu’on y adhère. Comment ce phénomène se déclenche-il ? Quand la réalité peut-elle basculer ? Chez Leon Festinger, psychosociologue américain, il peut y avoir une « dissonance cognitive [2] », c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui crée un trouble dans la narration attendue, qui permet d’instaurer un état cognitif dissonant, qui induit une fragilité, un désinvestissement de soi dans lequel le sujet-spectateur peut s’engouffrer.
Les suites de l’expérience ont été inattendues ; à la suite d’un article intitulé « Adhérer à une fiction » dans la revue « Cerveau&Psycho » (N°39, mai-juin 2010), des chercheurs toulousains ont demandé à Yannick Bressan si ce système mis à jour pourrait fonctionner dans le cadre de l’éducation. Peut-on améliorer la transmission d’un savoir grâce à l’adhésion par l’expérimentation d’ une « mise en scène pédagogique » ? Entre le théâtre et l’amphithéâtre, des rapprochements phénoménaux sont très clairs. Comment expliquer que des professeurs, par leur charisme, leur façon de parler, de se déplacer, nous ont profondément marqués ? Quels sont les impacts d’une telle « mise en scène pédagogique » sur l‘intérêt et la mémorisation des étudiants ?
Une deuxième piste d’étude a émergé en psycho-oncologie. Cette adhésion émergentiste peut-elle permettre de mettre en place une « mise en scène thérapeutique » pouvant aider un patient souffrant d’un cancer en compléments de la thérapie ? Cette adhésion peut-elle lui permettre de reprendre la main sur ses soins, sur cette nouvelle réalité de patient, malade du cancer ? Le patient peut-il devenir acteur de ses propres soins et ne plus les subir passivement ? Une mise en scène, un jeu de rôle peuvent-ils faire émerger cette nouvelle réalité ? Peut-on monter un protocole thérapeutique complémentaire qui viendrait aider un patient à gérer tout cela ? Ce projet de mise en scène thérapeutique vise à améliorer l’acceptation des soins, l’état psychologique du patient, et par extension, peut-être, son état physique.
Il est à noter que d’autres champs d’application possibles de l’adhésion émergentiste ne sont pas sans risques et posent de réelles questions éthiques. En 2001, le pdg de TF1, Patrick Le Lay, a déclaré que le fait de vendre de la pub revenait à vendre du temps de cerveau disponible aux annonceurs. Le Lay ne décrivait pas autre chose que la possibilité de vendre de la dissonance cognitive. Cela pose évidemment des questions éthiques, qui se retrouvent dans le Brand-marketing (qui pense les processus d’achat), les domaines de la propagande et de la contre-propagrande, de la défense. Le principe d’adhésion permet de comprendre comment les individus, victime de ressorts narratifs qui jouent sur la dissonance, peuvent basculer dans des réalités parallèles…
Ce compte-rendu est un résumé de la prestation orale de Yannick Bressan. Pour plus de détails sur cette expérience, lire Y. Bressan, Du Principe d’adhésion au théâtre, Perspectives historiques et approches phénoménologiques, ÉUE, 2011 (réédité chez L’Harmattan, 2013). Pour tous les détails techniques et scientifiques, lire : Human Frontier Neuroscience, « What physiological changes and cerebral traces tell us about adhesion to fiction during theatre-watching? », juillet 2010. Se reporter également à l’article en ligne paru dans The French Mag (Yannick Bressan, les processus cognitifs).
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[1] Nous rappelons que Yannick Bressan est l’auteur de deux ouvrages publiés chez L’Harmattan en 2013 : Du principe d’adhésion au théâtre. Perspective historique et phénoménologique, Paris, L’Harmattan, janvier 2013 ; Le théâtral comme lieu d’expérience des neurosciences cognitives. A la recherche du principe d’adhésion, Paris, L’Harmattan, juin 2013. Lire la présentation des travaux de Yannick Bressan sur le site du Labo LAPS.
[2] Festinger, L. (1957). A theory of cognitive dissonance. Evanston, IL: Row, Peterson.