Cet anglicisme de « swamp club », qui donne son titre au spectacle de Philippe Quesne, nomme un lieu de résidence artistique avec coins de nature reconstitués, grotte et marais, un centre d’art avec piscine, cantine et sauna, qui tient tout à la fois du site touristique, de la villégiature, du centre de thalassothérapie, du parc d’attraction et du gîte rural. Ce curieux mélange des genres semble dire le paradoxe qu’il peut y avoir à chercher de l’authenticité dans ce qui est de toute évidence technique, artificiel, fabriqué, bricolé, délibérément illusoire, bref : parfaitement inauthentique. Il ne s’agit cependant pas seulement de rire des voies fort peu authentiques qui s’offrent à notre soif d’authenticité, même si ce premier rire se révèle déjà très salvateur.
L’hypothèse interprétative que je voudrais défendre brièvement ici est que la scène de ce swamp club n’expose rien moins que ce que Heidegger a caractérisé phénoménologiquement comme « être-au-monde ».
La scène représente un marais brumeux, bordé de plantes et de hérons, surmonté d’une petite pièce vitrée sur caillebotis et d’un plan incliné qui s’ouvre sur l’entrée d’une grotte. Trois protagonistes, portant de risibles capuchons vaguement moyenâgeux, arpentent cet espace de jeu. Ils activent à vue une console lumière, une machine à fumer qui signale la présence de l’improbable sauna, des ordinateurs qui permettent de modifier le texte de panneaux d’annonce lumineux. Ils parcourent de la sorte les différentes possibilités technologiques dont ils disposent. Sur un écran, l’un des acteurs montre à sa partenaire la reproduction en 3D du « swamp club ». Il y dispose les avatars des quatre musiciens qui viendront plus tard s’installer derrière la verrière. Appareillés de micro, ils commentent en peu de mots ce qu’ils font. Dès l’abord, sur un mode comique, l’illusion se dénonce de toutes parts.
Les trois premiers acteurs sont bientôt rejoints par trois « résidents », composant deux trios symétriques de deux hommes et une femme. On attend des hôtes, familiers des lieux, censés en maîtriser les codes et la bizarrerie, qu’ils initient les nouveaux aux mystères du club mais ce n’est pas exactement ce qu’ils vont faire.
Un événement marque une rupture très significative dans le spectacle : une créature s’extrait avec difficulté du trou de la grotte. Les hôtes expliquent laconiquement : « C’est la taupe. » Ils constatent que cette taupe géante est mal en point et en concluent qu’un danger menace le swamp club.
Les hôtes invitent les résidents à observer les consignes de sécurité en raison de cette menace indéterminée. Pour protéger le site, la première injonction est de mettre les animaux et les plantes à l’abri. Lorsque les acteurs se saisissent des plantes, ils rendent visibles les pots et la représentation du marais se trouve dès lors proprement déconstruite. Une fois que les pots ont été enlevés, le marais, les hérons apparaissent comme ce qu’ils sont : de l’eau dans un bac, des animaux en plastique, d’autres, empaillés, et le tout : un décor.
L’enjeu de cette déconstruction ne se limite pas à la dénonciation de l’illusion théâtrale. L’illusion théâtrale, en se montrant comme telle, dit l’inauthenticité ou l’étrangeté du monde où nous nous trouvons jetés. Les acteurs n’évoluent pas dans une représentation du monde, ils arpentent la scène. La scène n’est pas une métaphore du monde ; elle expose des modalités de l’être-au-monde.
Il est tout à fait intéressant pour nous que Philippe Quesne tienne à ce que la menace ne soit pas nommée. Elle est innommable. L’angoisse, contrairement à la peur, ne provient pas de la menace de tel ou tel étant particulier, elle surgit devant un pur indéterminé. Si dans la phénoménologie heideggérienne : « Le devant-quoi de l’angoisse est complètement indéterminé », c’est parce que : « Le devant quoi de l’angoisse est l’être-au-monde en tant que tel. (…) » (1)
Heidegger explique que nous avons raison de dire, quand nous revenons d’une angoisse : « au fond ce n’était rien », c’est devant le rien et nulle part de notre être-au-monde que nous nous trouvons. L’angoisse nous fait sortir d’une perception du monde comme agencement d’artefacts et autres machines et outils faits pour notre usage.
« Ce devant quoi l’angoisse s’angoisse n’a rien d’un utilisable intérieur au monde. Pourtant ce rien par rapport à l’utilisable que le langage quotidien de la discernation entend seul, n’est pas un rien du tout. Le rien pour ce qui est de l’utilisabilité se fonde sur le « quelque chose » au sens le plus original, sur le monde. (…) Si par conséquent c’est le rien, c’est-à-dire le monde comme tel qui s’avère être le devant-quoi de l’angoisse, cela veut alors dire : ce devant quoi l’angoisse s’angoisse est l’être-au-monde même. » (2)
Dans l’angoisse, nous découvrons l’être-au-monde dans toute son étrangeté.
Gauche, souffrant de la maladresse du nouvel arrivant, vers le début du spectacle, un résident fait tomber une hache sur le sol. Dans le silence qui s’en suit, le malaise est perceptible. Une des hôtes essaie de le rassurer. Elle lui dit : « ça va », sous entendu : « au fond, ce n’est rien », mais elle ne fait qu’accentuer la présence de l’angoisse. Paradoxalement, dans ce centre où tout devrait être fait pour que les résidents se sentent bien, qu’ils se sentent chez eux, où tout devrait concorder à créer une belle familiarité, nul ne s’est jamais trouvé plus démuni, livré à soi-même, exposé au danger, vulnérable. La tonalité affective qui caractérise les lieux est indéniablement celle de l’angoisse.
« Dans l’angoisse, on se sent « étrangé ». C’est là l’expression immédiate de l’indétermination particulière où se sent plongé le Dasein en proie à l’angoisse : le rien et nulle part (…) » (3)
On peut soupçonner les hôtes de créer non pas un milieu familier où il fait bon vivre mais une petite mise en scène qui vise à ce que chacun rencontre l’indéterminé, éprouve le dépaysement profond, explore l’ouverture constitutive de son être-au-monde. Le surgissement de la taupe semble faire pleinement partie du programme de la résidence, comme si l’angoisse qu’elle déclenche en était le but caché.
Dans une habile mise en abîme, force est de constater que ce que traverse les résidents correspond singulièrement à ce que le spectacle peut produire sur une assemblée. On avait commencé à rire puis on se trouve rattrapé par une angoisse profonde, on sort du swamp club troublé, déboussolé, on en sort « étrangé ».
(1) Martin Heidegger, Être et temps, trad. François Vezin, Gallimard, [1986], p. [186] 235.
(2) Ibid., p. [187] 236.
(3) Ibid., p. [188] 238.
Swamp club, 7-17 novembre 2013, Théâtre de Gennevilliers.
Conception, mise en scène et scénographie Philippe Quesne
Production : Vivarium Studio