Entretien avec Ismaël Jude, par Flore Garcin-Marrou.
Après la mise en espace d’Ismaël Jude, le 12 décembre 2012, d’un montage d’extraits du roman Rideau de verre de Claire Fercak, avec Céline Milliat-Baumgartner, nous avons voulu savoir plus précisément en quoi ce projet pouvait entrer en résonance avec les préoccupations du laboratoire LAPS et de quelle manière s’opérait la rencontre entre un texte, une scène et des idées philosophiques évoquées par le texte ou sollicitées lors du travail de répétition de la mise en espace… De quelle manière des concepts deleuziens peuvent-ils aider à l’expérimentation théâtrale ?
Flore Garcin-Marrou : J’aimerais que tu nous en dises plus sur le texte de Claire Fercak qui est paru aux éditions Verticales en 2007, notamment sur ce qui fait que ce texte résonne avec les préoccupations du laboratoire LAPS, à savoir une relation, une tension entre la littérature et la philosophie, le théâtre et la philosophie.
Ismaël Jude : Dans ce premier roman, Claire Fercak met en scène une narratrice enfermée dans un hôpital psychiatrique. Le rideau de verre, c’est la vitre de l’hôpital, celle à travers laquelle la narratrice voit le monde, mais aussi une surface contre laquelle elle projette ses mots. Cette histoire pourrait sembler déprimante mais si j’ai eu envie d’en faire une mise en scène, dès que je l’ai lu, en janvier 2010, c’est précisément parce que j’y entendais exactement le contraire d’une histoire déprimante. En faisant ricocher les mots contre la vitre, la narratrice se crée une langue. Dans la création, dans l’invention de la langue, elle trouve une possibilité de survivre. Elle trouve dans son corps souffrant la ressource pour sortir de son isolement. Claire Fercak n’est pas naïve, elle ne pense pas que, pour soigner les troubles psychiatriques les plus sérieux, il suffise de distribuer des cahiers et des stylos, d’encourager les patients à écrire. La romancière elle-même expérimente cette invention de la langue, l’opération serait stérile sans cela. Ce faisant, elle donne à entendre, au cœur de la détresse, un cri, plein de vitalisme, bien qu’il soit poussé au bord, tout au bord de l’effondrement, de la folie ou du suicide. La narratrice se réfère à trois figures qui connaissent à la fois l’enfer, l’enfermement, la dépression suicidaire, mais aussi la puissance de la création, la recherche vitale d’une langue pour en sortir. Ces trois figures féminines sont : Sylvia Plath, Sarah Kane et Virginia Woolf. L’image d’un personnage qui projette des mots contre une vitre me semblait très juste pour évoquer ce que c’est que l’écriture parce qu’elle donne à sentir à la fois le cri vital et la détresse de l’enfermement. Mais je trouvais aussi qu’elle disait quelque chose de très pertinent sur le rapport d’une actrice à un texte écrit, à jouer. Je voulais expérimenter cette projection des mots sur une scène, en présence d’un public. Dès que j’ai lu ce livre, en 2010 donc, je me suis dit qu’un jour, j’aimerais entendre la voix d’une actrice l’interpréter. Je crois que c’est pour entendre et, si possible, donner à entendre ce cri sourd qui offre une libération au cœur de la détresse. Ma préoccupation philosophique est d’inspiration nietzschéenne, deleuzienne, ça ne doit pas t’étonner. Pour rendre manifeste, exposer cette tension entre la claustration et le vitalisme de la création, entre la surface d’inscription et la profondeur des corps, productive, j’avais besoin, quant à moi, du passage à la scène. Il me semble que c’est là que cette tentative entre en résonance avec le projet du Laboratoire LAPS. L’équation pourrait se résumer ainsi : comment la scène peut‑elle manifester la portée philosophique d’une création littéraire ? C’est bien de cela qu’il s’agit : rendre manifeste, exposer.
FGM : On entend à plusieurs reprises la question « Qu’est-ce qu’une petite fille ? » qui apparaît comme un des fils conducteurs du récit. Est-ce que cette petite-fille a à voir avec la petite fille évoquée par Deleuze et Guattari à propos du Petit Hans ? Il me semble qu’il y a également une référence à Artaud…
IJ : On ne peut rien te cacher. Claire Fercak faisait un peu l’école buissonnière vers 2005, en écrivant Rideau de verre alors qu’elle préparait son agrégation de philosophie, mais, comme tu l’as bien compris, elle avait gardé des livres de Deleuze dans son sac à dos. « Qu’est-ce qu’une petite fille ? » est une citation de la dernière page de la trente quatrième série de Logique du sens : « De l’ordre primaire et de l’organisation secondaire ». Cette phrase, à la toute fin d’un ouvrage de philosophie dense, complexe, possède cette force poétique dont Deleuze a le secret. Non pas : qu’est-ce que le vrai ? Qu’est-ce que le beau ? Non pas : qui est cette petite fille ? Mais : qu’est-ce qu’une petite fille ? La petite fille, c’est Alice. « Qu’est-ce qu’une petite fille ? » est la question posée par les livres de Lewis Carroll. Logique du sens me semble fondé dans la critique que fait Artaud de Lewis Carroll d’en être resté aux effets de surface. Pour schématiser un peu, « l’ordre primaire », c’est ce que défend Artaud contre « l’organisation secondaire » qu’il critique dans la façon de procéder de Lewis Carroll. Dans ce que je décrivais précédemment, le rideau de verre est un élément de l’organisation secondaire, de « la surface d’inscription », alors que le cri appartient à l’ordre primaire. Il vient de « la profondeur des corps ». J’ai proposé à Céline Milliat‑Baumgartner qui joue le texte, à Delphine Chambolle qui produit les sons et à Monette (Delphine Moniez), qui projette les pages de texte sur la structure d’accepter l’idée qu’elles jouent ensemble à un jeu qui s’appelle « Qu’est-ce qu’une petite fille ? ». Elles ont dû me regarder avec des yeux ronds au départ, évidemment. Mais Delphine Chambolle a l’habitude de mes tentatives, plus ou moins concluantes, d’hybridation de concepts philosophiques et de consignes de jeu. Avec Delphine, nous avons créé le spectacle Maraîchers. Nous sommes allés tous ensemble, avec les acteurs, dans les bordures des rivières, à la recherche de nos ritournelles de territorialisation. C’est un de mes plus beaux souvenirs de répétitions. Finalement, les trois filles de Rideau de verre ont littéralement joué le jeu. Évidemment, le but du jeu est de faire dysfonctionner la machine. Il n’y a rien à gagner. Il y a la question : « Qu’est-ce qu’une petite fille ? » et un « agencement machinique » pour tenter de faire résonner la profondeur de cette question. Cette question qui n’a pas de réponse. Une petite fille, je ne voulais pas qu’on l’entende comme « La » petite fille, ni comme telle ou telle petite fille, ni Claire, ni Céline, ni Delphine, ni Monette, mais chacune d’entre elle, et même chacun d’entre nous, emporté dans notre devenir‑petite‑fille, sur la ligne de fuite de la singularité, pour parler dans le langage poétique de Deleuze. Rideau de verre finit sur cette phrase puissante : « …une petite fille… est… ce qui jamais ne meurt ».
FGM : Le deuxième fil conducteur que j’ai perçu, c’est le thème de la mémoire. Cette mémoire affective que le sujet reconstitue en dramatisant rétrospectivement sa vie. Le personnage de Rideau de verre sollicite sa mémoire pour « chercher une écriture ». Ce retour vers l’enfance apparaît aussi comme une nécessité pour « réinventer son horizon »…
IJ : La mémoire, oui, comme tu dis, la mémoire affective, dans la mesure où elle fait surgir de l’affect en bloc, et non des souvenirs personnels de notre enfance, tel ou tel souvenir, telle ou telle enfance, l’enfance de l’actrice ou de l’auteur, l’enfance du spectateur. La narratrice a, tour à tour, des âges différents dans Rideau de verre. Elle dit « J’ai six ans », « J’ai trente ans », « J’ai quatre ans », etc… J’ai demandé à Céline Milliat‑Baumgartner que son jeu repose sur cette fluidité qui fait qu’elle peut avoir tous les âges, toutes les voix, changer d’axes, dire Je et Elle. Dès la première lecture à la table, je lui ai parlé de Superpositions où Deleuze écrit à propos d’une actrice de Richard III de Carmelo Bene : « Ce n’est à aucun égard le même énoncé, suivant qu’il est le cri d’une femme en guerre, celui d’un enfant devant un crapaud, celui d’une jeune fille qui éprouve une pitié déjà consentante et amoureuse… Il faudra que Lady Anne passe par toutes ces variables, qu’elle se dresse en femme de guerre, régresse en petit enfant, renaisse en jeune fille, sur une ligne de variation continue, et le plus vite possible. » (p. 104-105) C’est de cette façon, affective, que je voulais que l’actrice circule dans la mémoire, dans l’enfance.
FGM : Le texte de Claire montre toute la puissance de la ritournelle : lorsque le personnage ausculte sa conscience avec une précision parfois médicale, des comptines d’enfance viennent bousculer le récit. Dans ta mise en espace, une boîte à musique vient ponctuer la lecture. Est-ce que, pour le personnage de Rideau de verre, la ritournelle est, comme dans Mille Plateaux, un chant que l’enfant se chante à lui-même pour avoir moins peur ?
IJ : Si l’enfant a besoin d’une ritournelle dans le noir, c’est parce que le chaos pourrait l’engloutir, c’est ce qui nous fait peur. La ritournelle nous permet d’aménager une petite territorialisation provisoire. Le danger est que la territorialisation finisse par se figer en un territoire clos. C’est là qu’on commence à parler à un mur. C’est exactement ce qui se joue dans Rideau de verre. Le texte est parcouru de lignes de territorialisation et de déterritorialisation. L’angoisse vient du chaos alentour. Mais la mort vient de ce que la territorialisation, saine au départ, referme tous les horizons. C’est ce qu’il se passe si la surface d’inscription finit par empêcher le mouvement. Pour lutter contre ce risque, il faut trouver des lignes de fuite. Inventer les mots d’un langage qu’elle projette contre la surface du rideau de verre est une façon de « s’en sortir » pour la narratrice. Sur scène, comme je l’ai déjà expliqué, je voulais rejouer cette lutte. Ce qui nous intéressait, Delphine et moi, dans la machine‑à‑musique, ce n’est pas la musique mais la machine. Surtout pas la musique. Delphine Chambolle mène une recherche sur le son au théâtre très vivifiante qui l’a conduite à le distinguer de la musique. La machine‑à‑musique, au départ, fonctionne avec la projection, comme ces livres de conte qui émettait un signal quand il fallait tourner la page, tu as connu ça ? Mais ce qui est intéressant, c’est quand la machine se détraque. Ce que nous aimions, c’est que l’interaction des trois filles passe par des machines, soit bricolée et se déglingue intempestivement.
FGM : La force de ton dispositif scénique est qu’il permet à la comédienne d’être littéralement de plain-pied dans la page du texte. D’un côté, ce dispositif me paraît très moderne puisqu’on a l’impression que la comédienne est devant une tablette tactile de lecture, lisant le texte comme sur un prompteur qui permet au corps de la comédienne d’être dans une circulation libre (ce que ne permettrait pas un pupitre). Mais d’un autre côté, cette lecture ressuscite une certaine idée d’un théâtre de lecture, qui ne cesse de rester à la lisière de la mimèsis et de la diégèsis…
IJ : Outre le gag, involontaire, de la liseuse géante, qui ne serait quand même pas très facile à installer dans l’avion, ni dans le métro, puisqu’il faut être trois pour que ça fonctionne, et disposer d’un vidéoprojecteur et du recul nécessaire pour s’en servir… le but était en effet que l’actrice soit libre de ses mouvements. Quand tu dis que cette mise en espace évoque le théâtre de lecture, je dois avouer que ce que nous avons voulu faire, c’est tout le contraire. Si nous avions voulu nous inscrire dans un théâtre de lecture, nous aurions pu donner une vraie tablette, le livre ou un texte imprimé à l’actrice. Certes l’actrice lit le texte sur le dispositif. Nous montrons le texte dans la forme de la page verticale d’un ordinateur. La page est donc présente mais aussi, mais surtout, l’actrice debout dans la bande de lumière du projecteur. Et là, il n’y a pas seulement de la littérature proférée à haute voix mais déjà du théâtre, une scène, dans ce qu’elle a de plus minimal : un espace‑temps, de la lumière. Ce qui m’intéressait dans ce dispositif, c’était le recul de la comédienne par rapport à la page, la distance nécessaire pour projeter ici et maintenant ces phrases. Pour reprendre le titre de cet article de Deleuze que tu commentes souvent dans tes travaux sur Deleuze et le théâtre, ce qui m’intéressait, c’était d’entendre « ce que la voix apporte au texte » mais pas seulement la voix, ce que le corps, ce que la scène, ce que l’espace et le temps de la scène, apportent à la littérature. Deleuze situe ce court texte dans un environnement explicitement spinoziste, comme tu sais. Il me semble qu’il faut penser le corps en scène d’un point de vue spinoziste. « On ne sait pas ce que peut un corps »… Deleuze aime reprendre cette phrase énigmatique de Spinoza. On ne connaît pas toutes les puissances d’affecter du corps. Nous voulions explorer ces puissances dans un dispositif scénique. Alors un théâtre de lecture, oui, à condition que ce soit du théâtre, je veux dire : à condition que cette voix qui lit provienne d’un corps qui apparaisse dans un espace scénique. Donc tu vois que j’essaie de retenir les leçons de Gilles Deleuze mais aussi bien celles de Denis Guénoun.
Paris, 19/12/2012.