Compte-rendu du séminaire avec Nicolas Doutey

Le 19 février dernier, Nicolas Doutey proposait des réflexions pour un modèle théorique de scène. Il nous a montré comment il construisait ce modèle à partir d’une lecture d’inspiration « pragmatiste » des pièces de théâtre de Samuel Beckett.

Nicolas Doutey : Le questionnement qui m’a occupé dans le cadre de ma thèse concernait la manière dont un texte de théâtre façonne la scène, lui donne sa plasticité singulière, sa modalité d’être, son économie de signification. Mon objectif était donc d’étudier la scène à partir du texte. Le corpus de mon étude était l’œuvre dramatique de Beckett.

L’un des objectifs de la thèse était de contribuer à éclairer le statut du texte de théâtre à l’heure de sa (prétendue ?) « crise » souvent remarquée. Le présupposé de l’analyse n’est pas que le texte est le seul à façonner le visage de la scène : on se place plutôt dans l’optique « einsteinienne » revendiquée par Bernard Dort [1], en postulant que les différents facteurs de la représentation contribuent chacun à sa manière à travailler la scène. S’il est évident que le travail du metteur en scène, celui de l’acteur, celui du scénographe, etc. participent à cette élaboration, on ne voit pas pourquoi le texte serait le seul à en être exclu. Il s’agissait donc d’étudier la scène depuis le texte et, par là, de proposer une compréhension affirmative du texte de théâtre à l’heure où celui-ci n’est plus dans une position régalienne.

Si le travail a débouché sur des réflexions sur la nature du texte, j’aborde aujourd’hui surtout les réflexions sur la scène auquel mon travail m’a mené, dans la mesure où mon optique de travail m’a poussé à combattre une certaine configuration conceptuelle, implicite mais largement répandue, et qui exerce encore son influence dans les discours sur le théâtre. Le premier obstacle qui s’est présenté à moi est en effet l’opposition, centrale dans les études du fait théâtral, du texte et de la scène, fondée sur la réduction de la scène au plateau déterminé prioritairement comme lieu physique, comme ce qui donne la dimension « concrète » au texte qui en est dépourvu. L’essentiel de ma thèse a consisté à dépasser ce problème de l’opposition du texte et de la scène dans les études théâtrales. Car si la scène est ce que le texte n’est pas, alors il est impossible d’étudier la scène depuis le texte.

L’opposition du corps et de l’esprit

Cette opposition s’appuie – et c’est une opposition structurante – sur l’opposition du corps et de l’esprit, là où le texte de théâtre serait ce qui relève de l’esprit, le plateau serait le lieu du corps ; le plateau étant ce qui donne le réel, le concret au texte qui serait encore abstrait. C’est ce que l’on trouve dans une certaine mesure chez Aristote qui exclut l’opsis de l’art dramatique qui ne relève pas tout à fait de l’art : ce qui relève de l’art tient de la poésie, du drame et donc du texte. Cela est présent aussi dans le classicisme : Thomas Dommange qui étudie la scène classique dans Instruments de résurrection, consacre un chapitre à la scène comme machine spectaculaire : « La scène est au drame classique ce que le corps est à l’âme, un mal nécessaire, la marque d’une impossible pureté [2]. » Le texte serait la chose la plus pure et le plateau essaierait de se hisser à la pureté du texte, tout en n’y arrivant jamais, en tant que corps. Diderot parle aussi de « scène haute » et de « scène basse » dans Le Paradoxe sur le comédien : la scène haute est le lieu de la fiction, la scène basse celui du corps, de la réalité non fictionnelle. Cette problématique traverse toute l’histoire du théâtre.

Il y a comme une inversion avec l’invention de la mise en scène à la fin du XIXe. La mise en scène est reconnue comme un art spécifique : on voit que quelque chose de central se joue dans le passage au plateau, et on prend en compte la qualité spécifique du théâtre qui est la qualité physique, concrète amenée par le plateau. Dans cette dynamique-là, l’invention de la mise en scène a souvent été pensée et décrite comme la revanche du corps sur l’esprit. Par exemple, Artaud écrit que « la scène est un lieu physique et concret qui demande (..) qu’on lui fasse parler son langage concret » [3]. Encore aujourd’hui, il me semble que l’omniprésence du terme de « performance » peut être comprise suivant ce genre de renversement de balancier, suivant parfois une forme d’hostilité au texte au nom du primat du corps présent. Le livre de Hans-Thies Lehmann sur le théâtre post-dramatique pourrait être interprété dans ce sens-là : avec l’idée que, en caricaturant, le théâtre de texte serait un théâtre dépassé, du moins, tourné vers le passé. On aurait donc du côté de la scène, le corps et du côté du texte, l’esprit. La scène est concrète, le texte est abstrait ; la scène est réelle, le texte est fictionnel.

L’opposition du texte et de la scène rend impossible l’étude du rapport du texte à la scène. Pourtant, ce rapport est simultanément traité par la plupart des critiques (y compris ceux qui s’appuient sur l’opposition texte/scène) comme une évidence. Anne Ubersfeld, par exemple, insiste sur le fait qu’on n’écrit pas sur le théâtre sans rien savoir du théâtre et du plateau. Aristote et Hegel parlent de la nécessité d’avoir la représentation vivante sous les yeux quand on écrit du théâtre. Roland Barthes, après avoir défini la théâtralité comme le théâtre moins le texte, affirme que « naturellement », la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d’une œuvre (dans son article sur « Le théâtre de Baudelaire »). Cette évidence, en tant qu’évidence, n’est pas vraiment pensée. Ce qui empêche de penser la relation du texte à la scène, c’est que l’on réduit la scène au plateau. Mais la scène n’est pas simplement le plateau, la question de la scène concerne plus largement celle de l’apparition théâtrale. La scène est une économie de l’apparition ; et c’est ce que l’on voit quand on s’interroge sur ce qu’est le plateau, qui s’élève pour montrer et rendre visible ce qui apparaît. La scène est un dispositif optique (ou ce qui détermine une optique, ce qui la rend possible), elle est liée à une opération de monstration. C’est en ce sens-là que Bernard Dort travaille contre l’opposition du texte et de la scène en affirmant qu’un texte est toujours porteur d’un « modèle de représentation », modèle qui pourrait renvoyer à l’idée d’apparition. Ainsi, on aurait donc une conception de la scène au sens étroit comme plateau, et une autre conception comme fabrique d’apparition – et il est possible d’étudier celle-ci dans les textes.

La scène de l’incarnation

Avec tout cela en tête, j’ai voulu dégager un modèle théorique de compréhension traditionnelle de la scène, modèle d’incarnation fondé sur l’opposition du corps et de l’esprit. Ce modèle est très présent dans tous les arts, y compris dans ses connotations religieuses, qu’il s’agisse de l’idée d’une déification de l’artiste ou de l’idée que l’art tient aujourd’hui le rôle que la religion tenait autrefois. En termes philosophiques, on peut penser au modèle « eidétique » de l’art où, comme chez Hegel, l’œuvre d’art concrétise ce qui est abstrait, incarne ce qui est abstrait. Et parmi tous les arts, c’est au théâtre que l’incarnation est la plus nette, puisque ce sont des acteurs en chair et en os qu’on voit sur scène. En effet, un acteur qui « incarne » un personnage est présent sur scène. On parle parfois de la présence (réelle) de l’acteur, et Henri Gouhier dit en ce sens que le dramaturge imite un geste divin.

L’incarnation suppose un dualisme entre deux niveaux (texte/scène) et consiste en leur union, dans un dépassement de l’opposition. Robert Abirached considère que le théâtre se trouve dans l’union de l’acte et de la puissance. Antonin Artaud évoque à propos de la scène « l’identité métaphysique du concret et de l’abstrait ». Peter Sloterdijk, dans Le Penseur sur scène [4], affirme que la pensée scénique est une pensée qui nous donne à voir la corporéité de la pensée ou l’aspect pensant du corps.

L’idée de scène renvoie aussi à cette idée par son étymologie skênê. Je renvoie à l’analyse d’Anne Surgers dans Scénographies du théâtre occidental [5] : « En grec, même si l’on traduit souvent le mot par le français scène, skênê signifie d’abord tente, puis tente sacrée pour honorer les dieux, puis tente des Juifs où, pendant l’Exode, était enfermée l’Arche d’alliance. Le mot latin tabernaculum a exactement la même signification que le skênê grec. Si les hasards de la langue avaient privilégié les racines grecques, le tabernacle où les Chrétiens renferment les ciboires et les hosties consacrées – soit la Présence –  s’appellerait une scène. Et si l’origine latine avait été privilégiée, notre scène s’appellerait un tabernacle. »

Si la scène est opératrice d’une incarnation, quelle est la tradition théâtrale où cela est le plus visible ? Dans l’illusionnisme. Lorsqu’on dit qu’un acteur incarne un personnage, l’incarnation est la plus complète quand il y a effet d’illusion, quand une entité fictionnelle, irréelle a pris corps dans la réalité. L’incarnation dépasse alors l’opposition réalité/fiction.

Cette opposition générale du corps et de l’esprit, du texte et de la scène, est ce qui explique la persistance du modèle illusionniste dans les discours sur le théâtre. Aujourd’hui, même si l’illusion n’est plus vraiment un problème, on continue souvent dans les descriptions et les discours à se référer à l’opposition fiction/réalité. Si l’illusion est l’incarnation, d’autres qualités sont spécifiques à l’incarnation : elle est aussi une substance (elle ne peut qu’être positive et incarner quelque chose de délimité, fixe et précis), et engage une intensité rayonnante de ce qui s’incarne. Une idée d’intensité que l’on rencontre beaucoup dans les Performance studies où la performance est souvent caractérisée comme étant dotée d’intensité, sans qu’elle soit forcément décrite.

La scène de la déconstruction

Pour contrer le modèle de l’incarnation, d’un point de vue théâtral, la méthode la plus connue est celle de Brecht, qui consiste à montrer la fabrication de l’illusion pour que l’illusion ne puisse pas s’accomplir. Désenvoûter le spectateur du rayonnement incarnationnel. Le geste de Brecht exige donc d’abord l’illusion pour, ensuite, la dénoncer, la mettre à distance en l’exposant comme fabriquée. Ce double mouvement (créer l’illusion, puis la critiquer) trouve un équivalent philosophique dans le geste de la déconstruction de Derrida. L’illusion, dans la déconstruction, est la métaphysique, et la distanciation est la déconstruction. Suivant Derrida, on ne peut échapper à la métaphysique, on ne peut simplement en sortir. L’équivalent théâtral de cette sortie serait de dire simplement non à l’illusion. Croire que l’on peut en sortir, c’est rester pleinement dans la métaphysique (c’est la remarque de Derrida à l’égard d’Artaud). Ce que l’on peut faire, à défaut de sortir de la métaphysique, c’est la critiquer, c’est se tenir dans un mouvement de retrait. Derrida parle d’une « métaphysique de la présence » : le but d’une représentation est de produire une présence, un effet de présence. La métaphysique consiste à croire à la présence (réelle) de la représentation. La déconstruction dit que la représentation est fabriquée et que la présence n’est pas pleine ou absolue car il y a toujours un élément de production de la représentation. En termes brechtiens, il faut montrer la production de l’illusion en étant conscient de son processus de fabrication. On aurait alors une deuxième définition de la scène (la première étant que la scène est opératrice d’incarnation) : la scène brechtienne ou la scène de la déconstruction n’est plus opératrice d’incarnation mais elle est le lieu de monstration de l’illusion, le lieu de production de l’illusion et non plus seulement le lieu de l’illusion.

Écrire POUR le théâtre

Les pièces de Beckett ne sont ni brechtiennes ni illusionnistes. Il y a une tradition critique qui consiste à dire que le théâtre de Beckett refuse massivement l’illusion en ne présentant que des choses sans fiction, des évènements purement formels ou des phénomènes purement physiques (certains ont parlé de «théâtre immédiat »). Cette tradition-là représente à mes yeux plutôt un fantasme ou une dynamique du théâtre de Beckett qui, me semble-t-il, ne décrit pas précisément son fonctionnement, car il y a toujours des éléments « fictionnant » chez Beckett, de la narration, etc. Nous ne sommes jamais dans un formalisme purement muet, un degré zéro du minimalisme, si tant est que cela veuille dire quelque chose. Pour penser la scène beckettienne, il faut penser une scène qui ne soit pas comprise dans les termes de l’opposition entre la réalité immédiate, non-fictionnelle, et la fiction. Cette opposition réalité/fiction est maintenue dans la scène brechtienne ou déconstructrice, puisque l’illusion est maintenue, même si elle critiquée.

Une des spécificités de l’écriture de Beckett est qu’il ne cherche pas à effacer le théâtral. Dans le modèle illusionniste, il s’agit d’effacer le fait qu’on est au théâtre pour présenter une fiction « comme dans la vie », l’illusion reposant sur la proximité du théâtre et de la vie. L’illusionnisme veut faire oublier qu’on est au théâtre. Dans Racine et Shakespeare, Stendhal donne un exemple d’illusion parfaite : une représentation d’Othello à Baltimore. Un soldat dans le public voit Othello qui s’apprête à tuer Desdémone : il sort son fusil et tire sur l’acteur qui joue Othello. Beckett, lui, écrit pour le théâtre. Le théâtral reste théâtral. Les pièces de Beckett ont besoin du théâtre. Ses fictions n’auraient aucun sens si on les imaginait en dehors du théâtre.

Je m’appuie sur les réflexions de Michael Goldman dans Actor’s freedom, livre de théorie du théâtre : « Ceux qui écrivent sur le théâtre parlent souvent des évènements et des personnages d’une pièce comme s’il s’agissait de fiction au sens romanesque, de choses représentées par des acteurs, à la manière d’évènements imaginés qui peuvent être représentés par des mots ou des toiles de peinture. C’est un effet particulièrement pernicieux de l’héritage littéraire mimétique dérivant de l’amalgame aristotélicien entre la mimèsis théâtrales et les autres, mais cette erreur semble être commise autant par les critiques d’avant-garde aux préférences anti-littéraires avouées que par les plus conservateurs. Quand la pièce est jouée, les évènements ne sont pas dans le passé ni ailleurs, pas plus que ne l’est Hamlet. Ils sont ici et maintenant sur scène. Et quand on lit une pièce, ce que nous faisons ou du moins, ce que nous devons faire si nous avons la moindre familiarité avec le théâtre, c’est imaginer non pas une action à Vérone, Elseneur, ou Thèbes mais une action sur un plateau, devant un public ici et maintenant [6] ». Même quand on lit du théâtre, on n’imagine pas des actions comme dans la vie, une fiction au Danemark etc., mais des actions sur une scène.

Beckett travaille cet aspect-là, cette adhérence du texte de théâtre, de la fiction théâtrale, au théâtre. Le geste de Beckett consiste à atteindre une tonalité d’apparition où la fiction ne s’oppose pas au théâtre, ne requiert pas le silence du théâtre. Octave Mannoni, dans Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène parle du fonctionnement de l’illusionnisme : « je sais bien, mais quand même ». Je sais bien que c’est du théâtre, mais quand même, j’y crois. Si je n’y crois pas, je n’ai pas le plaisir de l’illusion. Pour que j’y croie, il faut que je taise mon savoir que je suis au théâtre. Le silence du théâtre est nécessaire au plaisir de l’illusion. Chez Beckett, c’est l’inverse : il faut que le théâtre soit là, sinon on ne peut pas vraiment accéder à la fiction.

L’acteur-comme-personnage

Un autre passage du livre de Michael Goldman développe cette idée sur le théâtre en général. Il parle de la manière dont l’acteur échappe à l’opposition entre la réalité et la fiction. Penser l’acteur à travers cette opposition, c’est rendre impossible de cerner ce qui en fait l’intérêt ou la présence singulière. « Le jeu de l’acteur n’est jamais simplement mimétique. Il nous convoque en raison d’un autre pouvoir. Dans une bonne performance d’acteur, nous sentons la présence d’une énergie qui dépasse la monstration de ce que serait une personne réelle. Qui voyons-nous quand nous regardons une pièce ? L’acteur établit sous nos yeux un être humain particulièrement intéressant et énergique, qui n’est pas simplement l’acteur et pas tout à fait le personnage, mais qui est l’acteur-comme-personnage, auquel nous nous rapportons d’une manière spécifique. » Goldman cherche ici à penser précisément cette réalité spécifique que l’on a au théâtre, et qui échappe à l’opposition entre corps et esprit. Si l’on accepte ce point de vue, l’idée qu’on n’oublie jamais que l’on est au théâtre, alors l’illusion n’est plus un problème. L’accomplissement de la fiction, en tant qu’elle produirait un effet d’illusion, un miracle (l’incarnation), l’illusion n’est plus la question du théâtre, qu’elle soit un horizon inaccessible (dans l’illusionnisme), ou ce qu’il faut à tout prix critiquer (comme c’est le cas chez Brecht ou dans la déconstruction).

Le mur et la scène

Il faut donc maintenant définir la scène autrement que comme opératrice d’une incarnation, ou que comme productrice de l’illusion à la manière de la déconstruction ?

Je renvoie à ce sujet à mon article dans Philosophies de la scène [7], où je fais un parallèle entre l’idée de scène et les théories de la connaissance. En m’appuyant sur une affinité profonde entre le modèle incarnationnel de compréhension du fait théâtral et les théories modernes de la connaissance (telles que Rorty les décrit notamment dans L’Homme spéculaire), je me suis tourné vers les épistémologies critiques de ce modèle d’origine cartésienne de la conscience. Dans L’Homme spéculaire, Richard Rorty décrit longuement ces théories modernes de la connaissance, insistant sur la manière dont cela fonctionne chez Locke. Métaphoriquement, chez ce dernier, on a dans l’espace intérieur de la conscience un œil de l’esprit qui observe sur une sorte de mur intérieur les images des objets. L’image s’imprègne sur le mur intérieur de la conscience, l’œil de l’esprit le voit et la conscience a une image mentale de l’objet. C’est ainsi que je reconnais le concept d’objet. L’objet est alors connu avec certitude car l’image est passée dans la pensée et n’appartient plus seulement au monde sensible, monde des illusions. Le mur mental opère l’articulation entre le monde physique et le monde mental puisque les impressions (métaphoriquement) physiques deviennent mentales. Ce mur-là a à peu près les mêmes caractéristiques que la scène de théâtre du modèle incarnationnel : elle est le lieu où s’articulent le physique et le mental. L’œil de l’esprit est à peu près le même que celui du spectateur du théâtre illusionniste : celui qui ne doit pas bouger, qui doit oublier totalement son corps pour pénétrer dans l’illusion.

Or, j’ai trouvé que des auteurs comme John Dewey, Ludwig Wittgenstein, ou, différemment, mais suivant une dynamique comparable, Georges Politzer, faisaient un usage central de métaphores théâtrales, et de l’idée de scène, pour s’opposer au modèle de la conscience. L’idée de scène n’est pas explicitement définie par ces philosophes, mais j’ai travaillé à extraire de leurs emplois du terme des caractéristiques conceptuelles positives.

D’abord, ils ne pensent pas la scène depuis la salle, depuis un point de vue de réception (oculaire, celui de l’œil de l’esprit dans l’espace métaphorique de la conscience), mais depuis la scène, en termes d’action. Ensuite, et conséquemment, la scène n’est plus liée à un modèle frontal, mais est davantage pensée en termes environnementaux, de latéralité, de contextualité. La scène n’est alors pas pensée comme un intérieur protégé, lieu d’apparition magique de l’invisible, mais au contraire comme la dynamique de ce qui rend disponible ce qui apparaît. En travaillant notamment sur certaines réflexions de Wittgenstein, on en arrive à une définition théorique de la scène comme étant le contexte, les circonstances, qui rendent disponibles et visibles les significations : elle n’est pas simplement « le contexte » en général, mais celui-ci en tant qu’il produit la signification dans sa dimension publique, dans son ouverture, en tant qu’une signification se donne. Ce mouvement d’ouverture fait ainsi de la dimension d’« extériorisation » de l’action scénique un élément central – là où la compréhension incarnationnelle du fait théâtral requiert la fiction du quatrième mur.

 

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[1] Bernard Dort, Le Spectateur en dialogue, Paris, P.O.L, 1995, p. 270.
[2] Thomas Dommange, Instruments de résurrection. Étude philosophique de la Passion selon saint Mathieu de J.-S. Bach, Paris, Vrin, coll. « Essais d’art et de philosophie », 2012.
[3] Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 2001, p. 55.
[4] Peter Sloterdijk, Le Penseur sur scène, le matérialisme de Nietzsche, traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand, Paris, C. Bourgois, 1990.
[5] Anne Surgers, Scénographie du théâtre occidental, Paris, Armand Colin, coll. « Lettres Sup., Arts du spectacle », 2011.
[6] Goldman, Michael, The Actor’s Freedom. Toward a Theory of Drama, New York, The Viking Press, 1975.
[7] « “Une abstraction qui marche” : hypothèses sur le rapport entre scène et idée », volume collectif Philosophie de la scène, Besançon, Éditions Les Solitaires Intempestifs, 2010, p. 50-69.

 


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