Rideau de verre est une plongée dans l’enfance par bribes mémorielles, sauts dans le temps, éclats d’événements. La narratrice s’exprime tout autant à la première personne, le « je » du souvenir, qu’à la troisième, ce « elle » plus distancié de l’adolescente puis de la femme qu’elle est devenue. Ces voix multiples en miroir font remonter à la surface la cruauté de l’enfance. Une genèse personnelle se recompose, non pas dans l’ordre chronologique de l’autobiographie mais dans un va-et-vient de temporalités bouleversées.
Petite fille fébrile et coupable, elle porte le poids d’un mal trop lourd que l’on comprendra au fil du texte. Contre cette énigme traumatique, ce trou noir généalogique, elle s’est bâtie une prison de verre qui lui sert d’abord de refuge chimérique, avant de l’enfermer dans le piège cristallin de la médicalisation. Grâce à Sylvia Plath, Virginia Woolf et Sarah Kane, trois sœurs de psychose, la narratrice de Rideau de verre parvient à nouer un dialogue, à partager des sensations, une poésie commune. De la maison de verre au rêve de papier, Rideau de verre conte l’histoire d’une fille qui, pour s’émanciper, se réfugie dans la langue, la lecture.
Le rideau est tour à tour la vitre sur laquelle la narratrice fait ricocher ses mots, l’espace d’enfermement de la maison ou de l’hôpital et la surface d’inscription de la langue écrite aussi. Le verre sépare la narratrice et l’enferme au-dedans aussi bien qu’elle lui ouvre une vue sur le dehors.
Les comptines enfantines et leurs chiffres magiques — dont le récit central en sept journées de Rideau de verre emprunte la valeur fabuleuse initiatique —, la forme du jeu de l’oie, les métaphores du passage (et les références à Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir), la mythologie et ses avatars tragiques modernes, métamorphosent la fragilité de la narratrice en force. Le paysage brumeux, pluvieux, du temps antédiluvien s’éclaire, le « elle » et le « je » accède à une zone d’indiscernabilité plus joyeuse.
Nous sommes convaincus que Rideau de verre ne doit en aucun cas être confondu avec une « autofiction ». Il gagne aussi à ne pas être limité à l’histoire d’un personnage féminin enfermé dans un établissement psychiatrique après avoir subi la violence d’un père tyrannique. Il reprend à Logique du sens de Gilles Deleuze une question qui guidera notre projet.
Cette question est : « Qu’est-ce qu’une petite fille ? »