Penser le retour de la narration au théâtre contre J-F Lyotard ?

Raconter des histoires. Quelle narration au théâtre aujourd’hui ? Métis Presses, 2012Recension de : Raconter des histoires. Quelle narration au théâtre aujourd’hui ? Recueil de textes édités par Arielle Meyer MacLeod et Michèle Pralong, publié aux éditions Métis Presses, coll. Voltiges, 2012. [1]

Le 23 octobre 2010 au Grü/Transthéâtre de Genève, Arielle Meyer MacLeod, enseignante-chercheuse à la Haute école de théâtre de Suisse romande et dramaturge, a rassemblé des théoriciens et des praticiens lors d’une journée d’étude et de débats autour de la question : Y a-t-il un retour de la narration au théâtre aujourd’hui ? [2]

L’ouvrage prend d’emblée le contrepied de ce que Jean-François Lyotard affirme dans La Condition postmoderne (1979), à savoir la fin de la narration et des grands récits dans la société postmoderne. Le théâtre dit « post-dramatique » s’est alors largement fait l’écho de cette chronique d’une mort annoncée de la narration.

La fin des grands récits

Dans La Condition postmoderne, Jean-François Lyotard étudie les conditions du savoir dans les sociétés post-industrielles qui ont émergé dès la fin du XIXe siècle, le virage postmoderne s’étant accentué dès la fin des années 1950.

La postmodernité se caractérise par une mise en « crise des récits » (p. 7). Avant cela, la société trouvait la légitimation de son organisation et de ses institutions dans des grands récits. En philosophie, la dialectique de l’Esprit propre à Hegel est un exemple de méta-discours de légitimation, de même que le récit des Lumières qui met l’humanité sur le chemin de l’émancipation. La justice, les institutions sociales, de même que la vérité, ont longtemps eu besoin de « grands récits » (p. 7).

Or, le postmoderne rompt avec cette idée : le savoir, en tant qu’il est une recherche de la vérité, s’oppose à toutes formes de fables. Face à ces méta-récits, la condition postmoderne fait bel et bien preuve d’incrédulité : une incrédulité qui pose le principe a priori de l’inexistence de ces méta-récits, dont elle s’efforce de marquer leur caractère désuet. En philosophie, cela a des répercussions concrètes sur le mode de pensée : la perte d’un dispositif méta-narratif coïncide avec l’abandon d’une interprétation métaphysique du monde : « La fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but ». En littérature, force est de constater l’éclatement de toute narration. Le temps n’est plus aux grands récits synthétiques ou dialectiques, mais aux « nuages d’éléments langagiers narratifs » (p. 8) assemblés davantage selon des procédés hétérogènes et pragmatiques, plutôt que métaphysiques et unitaires.

Ce qui légitime la politique ou des pratiques artistiques n’est ni le savoir, ni la science : désormais, différents codes régissent des fragments de la société. Une relativité des discours s’assortit d’une pluralité de ses formes : « Ainsi la société (…) relève (…) davantage d’une pragmatique des particules langagières » dont le propre est de mettre en jeu des « jeux de langage différents », donnant lieu à une « hétérogénéité des éléments » (p. 8). Dans la continuité revendiquée de Wittgenstein, Lyotard répertorie différents types de jeux de langage qui constituent le discours postmoderne : énoncés dénotatifs, prescriptifs, évaluatifs, Speech Acts, langage performatif, mais aussi « agonistique langagière » (p. 23)…

Le parler postmoderne  est analysé sous l’égide de la joute (l’agôn) plutôt que de la communication. Lyotard se réfère à l’agonistique utilisée par les sophistes et les premiers tragiques qui font du dialogue une victoire arrachée à son adversaire. Les rapports entre les phrases sont des rapports de pouvoir. La condition postmoderne ne relève pas d’une théorie de la communication, mais bien d’une théorie des jeux qui fait de l’agôn un de ses premiers principes : chaque partenaire de langage reçoit alors des « coups » (p. 33) et porte des coups à son tour, alimentant un jeu de rapports de forces. Les discours sont pluriels, fragmentés, sans cesse travaillés par des clivages : ils ne traduisent ni ne disent une conception unifiée du monde. Succèdent ainsi aux grands récits, des petits récits isolés. L’homme postmoderne est amené à apprécier les différences et à penser au sein du dissensus.

Ce qui est en jeu pour les artistes postmodernes : créer de la différence, dire autre chose. C’est ce que Lyotard qualifie de « paralogie des inventeurs [3] », qu’il oppose à l’homologie des experts. Cette paralogie consiste en une réinvention du réel.

Le retour de la narration au théâtre

Si Lyotard décrit la perte des grands récits, le recueil de textes Raconter des histoires. Quelle narration au théâtre aujourd’hui ? témoigne d’un constat récent : le retour de la narration au théâtre.

Le préambule de Michèle Pralong, co-directrice du GRÜ/Transthéâtre de Genève, se positionne d’emblée par rapport aux travaux de Hans-Thies Lehmann sur le théâtre post-dramatique. Le concept, depuis plusieurs années, est largement discuté par les chercheurs d’études théâtrales : c’est le cas, notamment, de Jean-Pierre Sarrazac qui propose une alternative : la figure du rhapsode dont le propre est de découdre et recoudre des éléments narratifs disparates.

Arielle Meyer MacLeod part d’un constat premier : le retour à la narration est dans l’air. Elle fait référence aux débats qui avaient eu lieu autour de la question, après le Festival d’Avignon de l’année 2005. Un pamphlet de Régis Debray, Sur le Pont d’Avignon (Flammarion) avait suscité de nombreux débats : Debray, revenu du festival, déplorait que les vieux spectateurs formés par Vilar avaient été chassés par les spectacles des jeunes artistes choisis par les organisateurs H. Archambault et V. Baudriller, dénonçant la vacuité du spectacle de Jan Fabre, déplorant un « effondrement symbolique », la « fin d’un monde » : implicitement la fin d’un théâtre de répertoire, la fin d’un théâtre de textes, la fin d’un théâtre de la narration.

Un ouvrage, coordonné par George Banu et Bruno Tackels (Le Cas Avignon 2005, regards critiques, éd. L’Entretemps, 2005) avait répondu à ce qui avait paru comme une querelle des anciens et des modernes, opposant les uns partisans d’un théâtre de texte, les autres partisans d’un théâtre d’images, les uns partisans d’un théâtre qui donne du sens au monde, les autres partisans d’un théâtre qui donne à voir le chaos. Il est peu probable qu’il faille envisager la problématique en ces termes d’opposition et d’exclusion. Car les éditions suivantes du Festival ont présenté au public des dramaturges hybrides racontant des histoires différemment : Wajdi Mouawad est un auteur qui témoigne du chaos du monde, par le biais d’une écriture narrative. Hubert Colas dans Le Livre d’Or de Jan, Romeo Castellucci, Jan Lauwers ont raconté des histoires, des histoires différentes, racontées différemment. La narration n’a peut-être alors jamais quitté les scènes. Ce qui a quitté les scènes, c’est peut-être seulement « l’illusion référentielle » : tous ces artistes racontent sans faire oublier, jamais, que l’on est au théâtre (p. 16).

Arielle Meyer MacLeod fait l’hypothèse qu’il faut penser la narration au théâtre dans son articulation à la fiction. Et d’abord, définir la narration. N’appartient-elle qu’au mode diégétique comme l’a soutenue la narratologie des années 1960 et, dans ce cas, est-elle exclue du théâtre ? Ou participe-t-elle du mode mimétique, comme l’a montré Paul Ricoeur dans Temps et récit ? La mimèsis met en intrigue le muthos, si bien que le drame, la tragédie peuvent être aussi un récit. La fiction n’est pas une mise en intrigue : elle est cette « capacité de la scène à ouvrir sur un ailleurs » supposant une illusion référentielle qui fait croire le spectateur à ce qu’il voit sur scène. L’une peut exister sans l’autre. Un acteur peut raconter sans être dans la fiction. Dès lors, la représentation devient une « présentation » qui ne renvoie à aucune fiction, mais à la réalité du théâtre.

Le théâtre post-dramatique a proposé un « antidote au monde fictionnel » (p. 21), en apportant un nouveau réalisme authentique : celui de la performance, par exemple. Mais même si la fiction est repoussée, il en subsiste des bribes. La performance appelle une sorte d’ « effet de réel » donnant l’illusion d’une réalité : ce n’est jamais tout à fait une réalité. De nouvelles tentatives d’articulation entre réalité et fiction ont été testées par le théâtre documentaire (Kaegi, Lola Arias, Falk Richter…). Une volonté de raconter s’y manifeste, qui évite toutefois soigneusement une fictionnalisation du propos : une authenticité qui passe souvent par le récit de soi, le dévoilement d’une intimité, muée en extimité.

Arielle Meyer MacLeod invite à ancrer cette réflexion sur la narration théâtrale dans les productions théâtrales ultra-contemporaines afin de bien comprendre de quelle manière le postulat post-moderne, hérité de la pensée de Lyotard, relayé par Hans-Thies Lehmann au sein des études théâtrales, peut être mis en question aujourd’hui.

L’ensemble du recueil d’articles poursuit le fil de cette réflexion sur la narration dans des articles très bien documentés. L’article de Danielle Chaperon est une enquête précise sur le concept de narration, confronté au récit de Genette, à la rhapsodisation de Sarrazac, à la romanisation Bakhtine ou à l’épicisation de Szondi… Celui de Sophie Klimis, « Le drame de la narration : une invention philosophie ? » questionne la trop grande évidence de trois présupposés : la fonction originelle du théâtre serait de raconter des histoires, le théâtre crée un monde d’illusion, le post-dramatique est une sortie hors de la narration, abolissant la frontière entre fiction et réalité. Un retour à la narration, aujourd’hui, ne revient pas à un « retour à la normale », à une essence. Sophie Klimis propose d’examiner ces présupposés en revenant les notions de mimèsis et diégèsis et les théorisations de la tragédie et de la comédie par Platon et Aristote.

L’article de Bruno Tackels « Où va notre histoire ? Quelques réflexions sur la place de l’histoire dans le théâtre contemporain » repère dans le texte Le Narrateur de Walter Benjamin les signes d’une réflexion sur les effets dévastateurs de la guerre sur le rapport de l’homme à la narration : rentré de la guerre, le soldat a perdu sa capacité à raconter des histoires. Mais cette chute de la narration permet de « penser ensemble la destruction de l’histoire et la promesse d’un avenir ». Enfin, l’article de Patrick Pavis « L’écriture à Avignon (2010). Vers un retour de la narration ? » pose la question d’un « retour » narratif en s’appliquant à analyser les spectacles suivants : Paperlapapp de Marthaler, L’Homme sans qualités de Robert Musil, mis en scène par Guy Cassiers, Un Nid pour quoi faire d’Olivier Cadiot, mis en scène par Ludovic Lagarde, Flip Book chorégraphié par Boris Charmatz, My Secret Garden de Falk Richter, mis en scène par Stanislas Nordey, La Mort d’Adam de Jean Lambert-wild. Patrick Pavis conclut : s’il n’y a pas un retour de la narration en tant qu’histoire bien faite, des personnages clairement définis, il y a une « certaine fatigue des déconstructions systématiques, des variations postdramatiques » (p. 131). Peut-être que ce retour à la narration n’est-il, après tout, qu’un retour à la normale après les « excès postmodernes » ?

Entre chaque article théorique, s’élèvent des paroles de metteurs en scène, répondant à la même question : quelle place a la narration dans votre travail ? Hubert Colas, Mathieu Bertholet, Denis Maillefer, Anne Monfort, Claude Schmitz, Maya Bösch y répondent. De même qu’Antoinette Rychner, Julie Gilbert, Ophélie Fuchs investissent chacune une « zone d’écriture » tentant différentes expériences de narrativité.

 

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[1] Remerciements à Métis Presses. Pour commander le livre : Raconter des histoires. Quelle narration au théâtre aujourd’hui ?
[2] Page web de la journée d’étude
[3] En biologie, la paralogie implique que les gènes ont dérivé pour produire des fonctions différentes, plutôt que de rester des copies à l’identique du gène.


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