Recension de : Jean‑Pierre Sarrazac, Poétique du drame moderne, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Poétiques », 2012, 416 p.
Le dernier ouvrage de Jean-Pierre Sarrazac se propose d’analyser le drame moderne apparu à la fin du XIXe siècle. Le présupposé affirmé est qu’il existe un même paradigme unissant le drame des années 1880 à celui d’aujourd’hui, faisant de Strindberg un contemporain de Sarah Kane… L’auteur bâtit son propos en regard de l’ouvrage de référence de Peter Szondi, Théorie du drame moderne [1], prenant ses distances avec l’analyse hégéliano‑marxiste du drame ainsi qu’avec le concept de « post‑dramatique » de H.‑Th. Lehmann [2]. De nouveaux éléments d’analyse sur le drame moderne jaillissent de l’étude d’un corpus ultra‑contemporain, pour lequel J.‑P. Sarrazac se pose en entomologiste du vivant : ses riches analyses de spectacle forment de grands ensembles, sans jamais prétendre à aucune exhaustivité. Il s’agit bien là d’une « poétique du mouvant » qui sied à un art vivant.
Si Adorno, dans son étude sur Fin de partie [3], a prédit la mort du drame, J.‑P. Sarrazac est convaincu que le drame, dans les crises qu’il subit, n’en finit pas de se réinventer. Tout d’abord, en remettant en cause la fable, qui est secondarisée (le drame a déjà eu lieu quand la pièce commence). On assiste alors à un métadrame « analytique » : les personnages passent au crible leur passé, donnant lieu à une « dramaturgie du retour » (p. 42). Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, pièce canonique du drame moderne, présente davantage une situation qu’une histoire linéaire dont les événements s’enchaînent de manière causale. Ce « désordre organisateur » (p. 24) signe l’abandon de l’unité de la fable dramatique (héritée d’Aristote, reprise par Hegel) et la fin du « bel animal » littéraire. Est‑ce à dire que le drame moderne ne raconte plus rien, que la fable y est définitivement bannie ? Non. Elle est toujours au cœur du spectacle, mais y apparaît morcelée.
La « dédramatisation » du drame s’assortit d’une « redramatisation » contemporaine : la progression dramatique mute en une série discontinue de micro‑conflits relativement autonomes. J.-P. Sarrazac dresse une typologie des procédés à l’œuvre : la « rétrospection » (le sens du drame est tout simplement inversé : les personnages régressant, surplombant leur existence passée, prennent le pas sur les personnages agissant), l’« anticipation » (la pièce commence en annonçant le but visé), l’« optation » (le drame montre ce qui pourrait être et non ce qui est), la « répétition/variation » (la fable spiralaire traduit la vie quotidienne répétitive de l’homme moderne), l’« interruption » (le drame est constitué de séquences autonomes selon un principe d’irrégularité).
Ces procédés entraînent l’émergence d’un nouveau paradigme esthétique : le drame moderne est un « drame‑de‑la‑vie », rompant avec la forme du « drame‑dans‑la‑vie » qui s’est imposée de la Renaissance à la fin du xixe siècle. Le « drame-de-la-vie » se caractérise par l’abandon du conflit entre personnages et l’adoption d’une dramatisation de la vie. Il cesse d’être agonistique pour devenir ontologique. Le « drame‑de‑la‑vie » implique un changement de mesure au niveau de l’étendue, du temps, de l’espace et de la métaphysique. Le drame moderne s’étend jusqu’aux limites d’une vie complète, montrant comment le milieu, l’Histoire, la société interagissent sur le personnage, alors que le « drame‑dans‑la‑vie » couvre un épisode limité de la vie d’un héros. Il représente une vie à rebours, non linéaire ; un « drame en moins » (p. 83), drame de la perte et du ratage, porté par des personnages passifs, se penchant sur le cours de leur existence. Le « drame‑de‑la‑vie » est immanent (c’est la vie elle-même qui persécute le personnage) alors que le « drame‑dans‑la‑vie » est transcendant, toujours soumis à une puissance extérieure. Enfin, le drame moderne donne lieu à des « pièces‑paysage », propres à convertir le temps en espace.
Le personnage en action du « drame-dans-la-vie » est supplanté par le personnage en question, le personnage agissant remplacé par le personnage récitant. Le personnage moderne est « choralisé » (p. 202) car il est témoin de l’action. Il devient aussi sans qualités, « personnage en moins » (p. 226), subissant une perte d’identité et de présence au monde, pris dans un « devenir-fantôme » (p. 194). Reprenant l’idée d’« impersonnel » aux écrits théoriques de Mallarmé, J.-P. Sarrazac forge le concept d’« impersonnage », signe d’un « passage au neutre » caractérisé par ces symptômes : sentiment d’étrangeté à soi‑même, catalepsie, évanouissements, absence aux autres et à soi‑même, personnalités multiples… L’impersonnage incarne une humanité morcelé, discontinuée, multiple, transgressive.
Les modalités du dialogue s’en trouvent changées : le drame moderne implique un nouveau partage des voix. L’homme étant ontologiquement et socialement séparé de ses contemporains, le conflit est impossible. Le dialogue ne peut plus être agonistique, mais devient ouvert, discontinu. Le silence creuse l’écart entre les répliques : les personnages parlent dans le vide, s’évitent les uns des autres, peinent à trouver la bonne distance avec leurs contemporains. Mais cette perte s’assortit d’un gain : le rapprochement du personnage et du spectateur. Si le dialogue perd en latéralité (les relations interpersonnelles entre personnages sur scène ne sont plus au cœur du dialogue), il gagne en frontalité. Cette « redialogisation du drame » (p. 246) passe par la mise en scène d’un « dialogue autre », polyphonique, que J.‑P. Sarrazac qualifie de « polylogue » et qui désigne une coexistence de soliloques, dits ou tus, entrecoupés de longs silences.
Reprochant à H.‑Th. Lehmann de vouloir faire disparaître le drame moderne à jamais derrière son néologisme de « post‑dramatique », J.‑P. Sarrazac prône davantage une émancipation du drame, qui revendique sa nature fragmentée, morcelée, déconstruite. La « pulsion rhapsodique » permet à la pièce de théâtre de s’agencer tel un montage de formes brèves, de différents modes poétiques mis ensemble (épique, lyrique, dramatique)… La voix du rhapsode se fait entendre à côté de celles des personnages. Chœur venant commenter l’action, voix qui se confie au lecteur, hypostasiée en didascalies, personnage-témoin, compagnon du personnage qui reste à distance, le rhapsode peut être aussi un opérateur de type mallarméen, une « machine actoriale », ingénieur de signes et de forces qui construit et agence les éléments de la représentation. Le rhapsode a une puissance d’hybridation : il dynamite la fable mais assume les discordances et les interruptions. Il suture ce qu’il a mis en pièce. Se succèdent alors des tableaux hétérogènes d’où le sens jaillit parce qu’ils provoquent des chocs entre eux : ce chaos organisé n’a rien d’anarchique mais relève bien d’une construction qui tient de la décomposition ou du démembrement. Le rhapsode est un constructeur de l’hétérogène, faisant émerger des mondes toujours au bord du chaos.
À ceux qui ont prophétisé la mort du drame, J.‑P. Sarrazac répond que le drame moderne est évolutif, épousant les mutations ontologiques de la fin du xixe siècle, subissant la déconstruction propre au xxe siècle. Le drame moderne n’en finit donc pas de subsister. Si le drame s’éloigne de lui-même, c’est pour se développer hors de lui. Mais cette déterritorialisation du drame ne se traduit pas par une rupture nette avec lui-même, mais plutôt par des procédés multiples d’hybridation, de distances et de retours qui en font une forme résolument ouverte.
Le « drame-de-la-vie » invite à rompre avec une approche textocentriste du théâtre et à considérer le drame du seul point de vue de la scène. Fini le théâtre du texte, voilà le théâtre du jeu, qu’il soit game, story, « jeu-de-la-vie » (p. 344-345), agôn, mimicry ou fin de partie (p. 351). Les drames de la présence, de la cérémonie, de la performance s’émancipent de la fable, montrant une autre scène où le corps est libéré de l’emprise de la parole. L’essai de J.‑P. Sarrazac coud et recoud des analyses de plus de cent vingt pièces de théâtre avec des mises en perspective théoriques, mobilisant un fonds référentiel philosophique mais aussi spécifique à la théorie des études théâtrales.
Le drame est replacé dans les conceptions de Platon, Aristote, Hegel, Lukács, Adorno, Szondi, Lehmann. Alors que P. Szondi construit une lecture hégélienne du drame, J.‑P. Sarrazac tire de la nomenclature deleuzienne de nombreux concepts : le devenir, la bigarrure, le patchwork, la dé‑représentation, le personnage en moins, le mineur, le vitalisme, les lignes de fuite, le désordre organisé ou la chaosmose… Afin de mieux démêler ce tissage entre la dramatisation deleuzienne et le « drame-de-la-vie » de J.-P. Sarrazac, nous avons repris quelques concepts deleuziens utilisés dans l’analyse du drame moderne, présentés par ordre alphabétique.
CHAOSMOSE : Le drame est un « bel animal » caractérisé par l’unité de sa forme et de son contenu. Peter Szondi associe la crise du drame à la crise de la forme. Les solutions qu’il propose dans la Théorie du drame moderne vont toujours dans le sens d’une forme retrouvée (la forme épique).Or le drame moderne s’émancipe de cette vision téléologique : Szondi se fourvoie dans des solutions post-hégéliennes, quand il s’agit de penser le drame, non plus d’après un ordre, mais d’après le désordre. La dramaturgie contemporaine « accueille le désordre » (p. 13). Pirandello organise savamment le désordre. Beckett entend « trouver une forme qui accommode le gâchis » (p. 13). Cette idée renvoie notamment à un article de Félix Guattari sur la chaosmose [4]. Évoquant le théâtre musical de Georges Aperghis, il voit dans ses procédures de composition une volonté d’atteindre une « hétérogenèse des composantes d’expression » qui coexiste avec un « chaos aléatoire ». Ce point de coalescence – la chaosmose, précisément – cristallise un point de « vertige chaosmique ». Mais il précise bien que la chaosmose n’est pas un point d’aboutissement paroxystique d’un processus créateur. La chaosmose est, au contraire, un point de carrefour, un « indice de birfucation potentiel » à partir duquel s’exprime la liberté créative. La chaosmose relève alors d’une « politique chaotique » caractéristique de notre appréhension du monde et de notre façon d’être dans le monde…
DRAME : Le drame et le concept de dramatisation apparaissent pour la première fois dans le corpus deleuzien dans Nietzsche et la philosophie (1962). La dramatisation est ensuite théorisée dans le compte-rendu d’une communication orale de 1967, « La Méthode de dramatisation », dans lequel Deleuze avance quelques problématiques centrales de Différence et répétition. Couramment utilisée en psychanalyse (la dramatisation désigne une exagération de l’expression émotionelle) ou en sciences de l’information (la dramatisation fait le récit d’un événement), cette notion est plus singulièrement employée en philosophie, désignant l’opération de mise en scène et de mise en jeu des concepts dans la pensée et dans l’écriture philosophique. Il peut paraître étonnant que Deleuze ravive la notion de drame, alors que depuis des décennies, elle est ébranlée par diverses tentatives de déconstruction. Le drame désigne d’abord ce qui relève d’une composition théâtrale organisée et semble bien loin d’un théâtre de l’acte de jouer, de la présentation, qui rend suspecte toute relation à l’image. La volonté deleuzienne d’aller vers un théâtre de la non-représentation pousse à comprendre que le drame dont il est question dans la dramatisation, ne renvoie aucunement au drame organisé. La dramatisation telle qu’il l’entend est une dé-dramatisation du drame traditionnel. Se mettre d’accord sur la nature du drame évoqué par Deleuze est une étape nécessaire, qui s’éclaire d’autant plus lorsque l’on reprend la catégorisation de J.-P. Sarrazac opposant « drame-dans-la-vie » et « drame-de-la-vie ». Assurément, le drame deleuzien présente de nombreux points de rencontre avec le deuxième type.
DRAME EN MOINS : J.-P. Sarrazac forge ce concept à propos du nouveau paradigme du drame-de-la-vie, dont il remarque le changement de régime. Le moteur du drame tourne alors à l’envers, présentant une sorte de « contre-vie » (p. 78), une vie plane faite de mico-événements insignifiants. Le tragique quotidien de Maeterlinck se passe de grandes actions et s’attache aux infimes mouvements de l’âme. C’est ce que J.-P. Sarrazac désigne par le régime de l’infra-dramatique (p. 79) : des personnages ordinaires, « personnages en moins », des situations banales, successions de petits événements qui ne débouchent sur rien de spécial. Il y a donc bien un processus de minoration à l’œuvre, que Kierkegaard décrit déjà dans sa définition du tragique moderne (Ou bien… Ou bien…). Le personnage n’est plus dans l’action, désemparé par le vide de son existence. Cet « évidement » du drame-dans-la-vie est flagrant dans les pièces de Tchekhov, drames-de-la-vie-perdue, « drames en moins » (p. 83).
DEVENIR-MINEUR : Le drame en moins est un drame pris dans un devenir-mineur. Ce type de devenir au théâtre est analysé par Deleuze et Guattari dans Kafka. Pour une littérature mineure (à propos du théâtre yiddish, prisé par Kafka), Superpositions (à propos des réécritures shakespeariennes synthétiques de Carmelo Bene), Mille Plateaux (à propos des personnages du théâtre de Kleist). Le devenir-mineur peut agir sur la syntaxe (soustreyant les éléments majeurs d’une langue, minorant par exemple la métaphore, symbole du pouvoir de la représentation sur le réel). La langue subit un « jeûne [5]». Le devenir-mineur peut agir sur la représentation, fonctionnant par démontage de la « machine de la représentation [6]». Le devenir-mineur peut agir sur les personnages : tel est le cas de l’adaptation de Richard III par Bene dans Superpositions qui élimine des rôles. Cette préoccupation est aussi partagée par Samuel Beckett, qui pratique « l’épuisement » de la représentation au sein de ses pièces télévisuelles. Le jeûne, l’épuisement, la soustraction sont des procédés de vampires. Le devenir-mineur suce le sang de la littérature, pour lui faire « rendre des sons encore inconnus qui sont du proche avenir [7] ». À la suite du théâtre de la cruauté, le théâtre mineur donne à entendre des cris, des aboiements, des bourdonnements, des intensités qui suivent des lignes de fuite [8]. Il se revendique comme un théâtre de la vie, du réel : le discours qui y est donné à entendre n’est plus mimétique : il est réel. Les mots sont davantage l’expression d’une volonté, de forces, que d’une représentation. Ce n’est pas un théâtre où l’on imite mais où l’on devient. Le règne du ‘faire comme si’ n’a plus lieu d’être : « les mots eux-mêmes ne sont pas “comme” des animaux, mais grimpent pour leur compte, aboient et pullulent, étant des chiens proprement linguistiques, des insectes et des souris [9] ».
J.-P. Sarrazac rappelle que Strindberg opère un processus de minoration sur son écriture théâtrale en travaillant à une forme condensée du drame, prenant le contrepied de la forme canonique. Il voudrait représenter « un quart d’heure » de la vie d’un personnage, tranche d’une vie sans commencement ni fin. On est alors « du côté de ce que Deleuze appelle le ‘mouvement réel’ », du côté d’une dramaturgie qui « incarne des idées », en leur donnant des « intensités » (p. 125). J.-P. Sarrazac diagnostique un véritable « devenir-mineur » du drame comme bel animal, comme de l’idéal d’unité de la pensée hégélienne.
IMMANENCE : « Le tragique moderne n’est plus transcendant mais immanent. En conséquence, il n’existe aucune autre puissance persécutrice que la vie elle-même » (p. 86). Les personnages de Strindberg ne meurent pas sous les coups de la fatalité ou d’un caprice divin, mais à cause d’une « exténuation de la vie » (p. 91) Le drame-de-la-vie n’inclut plus de verticalité, mais se développe selon une horizontalité, qui crée la « pièce-paysage ».
La philosophie de Deleuze est une philosophie de l’immanence. Dans l’article « L’immanence : une vie… » (Deux Régimes de fous, 2003), il énonce que « l’immanence absolue est en elle-même : elle n’est pas dans quelque chose, à quelque chose, elle ne dépend pas d’un objet et n’appartient pas à un sujet ». L’immanence est bien le régime qui sied à la vie : « On dira de la pure immanence qu’elle est UNE VIE, et rien d’autre. (…) Une vie est l’immanence de l’immanence, l’immanence absolue. (…) La vie de l’individu a fait place à une vie impersonnelle, et pourtant singulière, qui dégage un pur événement libéré des accidents de la vie intérieure et extérieure, c’est-à-dire de la subjectivité et de l’objectivité de ce qui arrive. (…) C’est une hecceité, qui n’est plus d’individuation, mais de singularisation : vie de pure immanence, neutre, au-delà du bien et du mal [10] ».
IMPERSONNAGE : L’impersonnage est la « différence du personnage », pris dans un jeu tel qu’il n’est plus un personnage psychologique individué ou déterminé par un caractère propre, mais un personnage où la différence se fait, surface lisse, impersonnelle et neutre sur laquelle se succèdent des masques successifs.
Deleuze reprend cette idée de personnalité divisée et différentielle des pensées de Kierkegaard et Nietzsche. Kierkegaard crée une philosophie du multiple qui ne peut être incarnée que par plusieurs personnages, sous différentes signatures pseudonymiques. Vigilius Haufniensis, Anti-Climacus, Johannes Climacus sont les différents masques de Kierkegaard, correspondant à différentes stades de son existence et qui permettent de rendre caduque la subjectivité unique de l’auteur : « Je suis en effet impersonnellement ou personnellement à la troisième personne un souffleur qui a produit poétiquement des auteurs, lesquels ont produit leurs préfaces et leurs noms [11]». Pour Nietzsche également, « il s’agit de combler le vide intérieur du masque dans un espace scénique : en multipliant les masques superposés ; en inscrivant dans cette superposition l’omniprésence de Dionysos, en y mettant l’infini du mouvement réel comme la différence absolue dans la répétition de l’éternel retour [12]». Deleuze continue à faire valoir cette intersubjectivité, définissant un personnage comme autant de « de signes et des masques, à travers lesquels l’acteur joue un rôle qui joue d’autres rôles [13]». Cette conception de l’être et du personnage est déterminée par une des caractéristiques principales de la méthode de dramatisation deleuzienne : celle de ne plus poser la question métaphysique qui porte sur la nature de l’Être : « qu’est-ce que ? » ; mais de répondre à question « qui parle ? », « qui pense ? ». La question « qu’est-ce que » implique que l’on s’intéresse à une essence, quelque chose d’ultime, de fixe derrière les masques de l’apparence. Or, la question « qui ? », au contraire, « découvre toujours d’autres masques derrière un masque, des déplacements derrière toute place, d’autres ‘cas’ emboîtés dans un cas [14]». En rompant avec une subjectivité unique et psychologique, Deleuze ne considère plus le personnage comme un particulier, mais comme un « je » à la troisième personne ou un « agencement collectif d’énonciation ».
REPETITION-VARIATION : La dédramatisation à l’œuvre dans le drame moderne consiste en un retournement de la progression dramatique en série discontinue de micro‑conflits relativement autonomes. La répétition-variation (p. 58) est un de ces procédés, forme de répétition de la différence que Deleuze oppose à la répétition du même dans Différence et répétition. Différents procédés propres au drame moderne fissurent le « bel animal aristotélicien » : J.-P. Sarrazac note que « chaque auteur a sa stratégie pour que « la Différence s’exprime ». Ainsi, la Poule d’eau, dans la pièce éponyme de Witkiewicz : « Tout cela s’est déjà passé une fois, mais un peu différemment » (p. 65).
REVE : Le personnage du drame-de-la-vie se caractérise par sa propension à regarder sa vie se dérouler sur une scène, à la fois regardé et regardant, rêveur et rêvé. Ce phénomène est présent dans la dramaturgie strindbergienne (Le Chemin de Damas, Le Songe, La Sonate des spectres…). Les personnages sont « pareilles à des somnambules et leurs rêves semblables à ce rêve d’insomnie dont parle Deleuze à propos de KafKa. Deleuze cite d’ailleurs Préparatifs de noces à la campagne : ‘je ne peux pas dormir, je n’ai que des rêves, pas de sommeil’ [15]» (p. 99). En 1984-1985, Philippe Adrien monte le spectacle Rêves de Kafka (Théâtre des Quartiers d’Ivry, Théâtre de la Tempête), à partir d’un recueil composé par Guattari : 65 Rêves de Franz Kafka.
RHAPSODE : Le rhapsode est le garant de l’hétérogénéité du théâtre contemporain. Il crée un désordre organisé, irrégulier, disparate. Il garantit le règne de la multiplicité, contre l’impératif de l’unité. Il défait, déconstruit, réinvente. Il déconstruit et assemble. Le théâtre mineur se caractérise par une multiplicité, née du travail du mineur à faire en sorte que le majeur ne fasse pas « unité ». Deleuze compare la multiplicité contenue dans la langue mineure au manteau d’Arlequin, constitué de losanges de couleurs cousus ensemble : « Même unique, une langue reste une bouillie, un mélange schizophrénique, un habit d’Arlequin à travers lequel s’exercent des fonctions de langage très différentes et des centres de pouvoir distincts, ventilant ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas l’être [16] ». La minorité ouvre donc une voie vers le principe rhapsodique, que Jean-Pierre Sarrazac a décrit dans L’Avenir du drame : un principe lié à une conception du drame perpétuellement remise en question, dont la crise est structurelle et qui ne cesse de s’ouvrir vers de nouveaux horizons dramaturgiques. Plus que jamais, le théâtre mineur ouvre le théâtre vers des lignes de fuite qui le déterritorialisent vers la danse, le cinéma. Cette rhapsodie fait écho à l’intérêt de Deleuze pour la philosophie empiriste, à ses analyses sur le patchwork et les ensembles riemanniens au sein de la géométrie différentielle et à l’intérêt de Guattari pour un théâtre de l’hétérogène, véritable « schizodrame ». Le schizophrène descelle les briques de la muraille de signes pour les mélanger et trouver une nouvelle polyvocité [17]. De cette façon, le théâtre de Guattari est un essai de « machine célibataire littéraire », tel que Blanchot en expose la problématique dans L’Entretien infini [18] la reliant à la question de l’à venir de formes littéraires nouvelles : « Comment produire, et penser, des fragments qui aient entre eux des rapports de différence en tant que telle, qui aient pour rapports entre eux leur propre différence, sans référence à une totalité originelle même perdue, ni à une totalité résultante même à venir [19] ? » La production de la machine littéraire est à comprendre d’après la catégorie du multiple et non de l’Un. Il n’y a pas de visée totalisante dans cette dramaturgie à venir, mais au contraire, une nécessité d’explosion et de multiplicité. La dramaturgie guattarienne est une esthétique des « objets partiels, des briques, des restes [20] ». Ces fragments n’attendent pas d’être recollés pour former, à nouveau, une structure originelle. Ces parties s’ajoutent entre elles sans former de totalité. La structure n’est plus articulée suivant un mouvement dialectique artificiel, un enchaînement d’actes et des scènes, mais ressemble plutôt à une concaténation de boîtes closes, une mise en présence bout-à-bout de morceaux de puzzle, de pièces de patchwork, qui constituent « l’oeuvre schizoïde [21] ». Ce théâtre donne à voir des univers morcelés, où le langage ne réunit rien en un Tout logique, mais au contraire, creuse les écarts, travaille les schizes, les dispersions, les éclatements.
TEXTE-MATERIAU : Le drame moderne peut prendre des allures de pièce-matériau, assemblant des textes non-dramatiques. Ces collages peuvent être préalables à la mise en scène où peuvent être agencés pendant la création scénique : tel est le cas de l’écriture de plateau, pratiquée par exemple par François Tanguy (p. 15). Ces phénomènes trouvent un écho avec les concepts de « boîte à outils » ainsi que de « machine-littéraire »? dénotant un certain pragmatisme à l’égard de la création.
La boîte à outils est un concept guattarien, développé par la psychothérapie institutionnelle. La pensée est comme une machine que l’on démonte avec des concepts-outils. Le concept est repris par Deleuze et Foucault, notamment dans un entretien de 1972 : « le rôle d’une théorie n’est pas de fournir un cadre englobant, ou une base totalisante, de discours unifié aux luttes sociales. […] Le rôle de la théorie est d’être en morceaux, pour que ces morceaux de théorie fonctionnent avec des morceaux de luttes ou de pratiques militantes. […] Son deuxième sens est que l’intellectuel ne sait pas forcément à quoi vont servir les outils qu’il fabrique. […] Il n’y a pas forcément un seul sens à donner aux analyses, ni un bon et un mauvais usage des concepts élaborés par Foucault. C’est une manière de justifier la pluralité des lectures des textes [22] ».
La machine littéraire est développée particulièrement dans L’Anti-Œdipe. Un texte ne demande pas d’être interprété, mais d’être perçu dans son fonctionnement. Deleuze le dit : il ne s’agit pas d’être d’accord ou en désaccord avec la philosophie kantienne, d’en donner une interprétation personnelle, mais de comprendre comment elle fonctionne. Voilà qui change la perspective du commentateur de philosophie. Dans L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari demandent que l’on n’applique plus à un texte la question « qu’est-ce que ça veut dire ? », mais plutôt, la question « comment ça marche [23] ? » Cette méthode critique, qui vise à ne plus évaluer un texte selon le seul critère du signifiant, mais selon son agencement, est plus longuement explicitée ici : « Lire un texte n’est jamais un exercice érudit à la recherche des signifiés, […] mais un usage productif de la machine littéraire, un montage de machines désirantes, exercice schizoïde qui dégage du texte sa puissance révolutionnaire [24] ». La machine littéraire est décrite comme telle : « L’inconscient ne pose aucun problème de sens, mais uniquement des problèmes d’usage. La question du désir est, non pas “qu’est-ce que ça veut dire ?”, mais comment ça marche. Comment fonctionnent-elles, les machines désirantes, les tiennes, les miennes […]. Un rouage docile se graisse, ou au contraire une machine infernale se prépare. […] Ça ne représente rien, mais ça produit, ça ne veut rien dire, mais ça fonctionne [25] ».
THÉÂTRE DE LECTURE : Le rhapsode peut être hypostasié en didascale (p. 320). Ainsi s’élève une voix didascalique qui s’adresse directement au spectateur, qui s’ouvre à un théâtre des voix qui n’a plus rien à voir avec un théâtre d’action. Le « théâtre de lecture » peut être un des refuges possibles du rhapsode qui supplante un théâtre de personnages, au-delà de toute incarnation. Ainsi, les quatre voix d’India song.
Dans l’article « Ce que la voix apporte au texte », Deleuze prône pour un théâtre de lecture, qui se présente comme l’idéal d’un théâtre qui se passe de la représentation : « L’acteur est l’opérateur du texte : il opère uen dramatisation du concept, la plus précise, la plus sobre, la plus linéaire aussi. Presque des lignes chinoises, des lignes vocales. (…) On rêve de l’Ethique de Spinoza lue par Alain Cuny. La voix est comme emportée par un vent qui pousse les vagues de démonstrations. La lenteur puissante du rythme fait place ici et là à des précipitations inouïes. Des flots, mais aussi des traits de feu [26] ».
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[1] Peter Szondi, Théorie du drame moderne, Belval, Circé, coll. « Penser le théâtre », 2006.
[2] Hans Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002.
[3] Theodor Adorno, « Pour comprendre Fin de partie », in Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984.
[4] Félix Guattari, « L’hétérogénèse dans la création musicale », revue Chimères, Des plans sur le chaos, n° 38, printemps 2000. Cet article est la transcription d’une conversation entre Félix Guattari, Georges Aperghis et Antoine Gindt, le 22 décembre 1991, réalisé pour l’ATEM.
[5] « Parler, et surtout écrire, c’est jeûner », Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Les Editions de minuit, coll. Critique, 1975, p. 36.
[6] Ibid., p. 88.
[7] Ibid., p. 74
[8] « On fera filer l’allemand sur une ligne de fuite ; on se remplira de jeûne ; on arrachera à l’allemand de Prague tous les points de sous-développement qu’il veut se cacher, on le fera crier d’un cri tellement sobre et rigoureux. On en extraira l’aboiement du chien, la toux du singe et le bourdonnement du hanneton. On fera une syntaxe du cri […]. Emporter lentement, progressivement, la langue dans le désert. Se servir de la syntaxe pour crier, donner au cri une syntaxe », ibid., p. 48.
[9] bid., p. 41
[10] Gilles Deleuze, L’Ile déserte, textes et entretiens, Paris, Les Editions de minuit, coll. Paradoxe, 2002, « L’immanence : UNE VIE… », p. 360-361.
[11] Soren Kierkegaard, Post-scriptum aux miettes philosophiques, trad. Petit, Paris, Gallimard, 2002, p. 424.
[12] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, coll. Épiméthée, 1968, p. 18.
[13] Ibid., p. 19.
[14] Gilles Deleuze, « La Méthode de dramatisation », L’Ile déserte, op. cit., p. 159.
[15] Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Les Editions de Minuit, coll. Paradoxe, 1993, p. 162-163.
[16] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, op. cit., p. 48.
[17] Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Les Editions de minuit, coll. Critique, 1972, p. 48.
[18] Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 451-452.
[19] Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Oedipe, op. cit., p. 50.
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 51.
[22] Entretien de M. Potte-Bonneville avec O. Doubre, « Foucault, radical et sceptique », Politis, n° 807, 2007. Le concept est repris par Enzo Cormann, « La Boîte à outils », À quoi sert le théâtre ? Articles et conférences, 1987-2003, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2003, p. 39-44.
[23] Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 125-130.
[24] Ibid., p. 125-126.
[25] Ibid., p. 130.
[26] Gilles Deleuze, Deux Régimes de fous, op. cit., p. 303-304.