Les phénoménologues sont des clowns

SCENE 1

La scène est vide. Entrent deux clowns : l’accessoiriste et le metteur en scène. L’accessoiriste porte un micro sur pied et un pupitre. Le metteur en scène indique, en adoptant un point de vue de la salle, l’endroit où l’accessoiriste doit disposer le pied de micro et le pupitre.

ACCESSOIRISTE. Là ? (Geste du metteur en scène, l’accessoiriste déplace le micro et le pupitre. Le metteur en scène change de point de vue. Nouveau geste.) Là ? (Même jeu) Là ? (Même jeu, etc.)

Les deux clowns sortent. Entre le conférencier. Il prend la place qui lui revient devant le micro. Il jette un œil au pupitre. Il est envahi par une gêne énorme, palpable. Entre l’accessoiriste. Il tâche de mettre les feuilles du conférencier sur le pupitre en signifiant qu’il faut faire comme s’il n’était pas là. Plus il essaie de passer inaperçu, plus il est visible. Sortie de l’accessoiriste. Le conférencier est prêt à parler. Entrent deux autres clowns : l’accessoiriste 2 et le metteur en scène 2 qui ignorent le conférencier. Même jeu que précédemment : l’accessoiriste 2 déplace le micro et le metteur en scène 2 adopte des points de vue dans la salle.

ACCESSOIRISTE 2. Là ? Là ? Là ?

Le conférencier doit se déplacer à chaque fois pour revenir devant le micro. Ils finissent par laisser micro et pupitre à des endroits différents. Le conférencier se trouve devant le micro.

CONFERENCIER. « Le savoir… »

Le conférencier décontenancé ne sait plus ce qu’il doit dire. Il gagne le pupitre, il parle, on ne l’entend pas. Il fait des aller-retours du pupitre au micro. On n’entend que ce qu’il dit au micro.

CONFERENCIER. « Ne peut être rien d’autre que celui qui est lui-même … nous comporter à son égard d’une façon non moins … sans l’altérer en rien et bien laisser… conception. »

Le conférencier attend une réaction de la salle. Rien. Entrent l’accessoiriste 1 et le metteur en scène 1. Le metteur en scène n’est pas du tout content que sa mise en place ait été changée. Même jeu que précédemment. Le metteur en scène se met dans la salle et l’accessoiriste déplace le micro. Le conférencier, déçu que personne ne réagisse, reprend.

CONFERENCIER. Le savoir…

CLOWN 2. Là ? Là ? Là ?

Entrent l’accessoiriste 2 et le metteur en scène 2. Le metteur en scène 2, mécontent qu’on ait changé sa mise en place, se met dans la salle et l’accessoiriste 2 déplace le pupitre.

ACCESSOIRISTE 2. Là ? Là ? Là ?

Les accessoiristes et metteurs en scène agissent en même temps. Le conférencier sans se déplacer répète les phrases qu’il a dites auparavant dont on entend des bribes quand on place le micro devant lui. Sans qu’aucun des cinq ne s’en rende compte, micro, pupitre et conférencier finissent par coïncider. Les accessoiristes 1 et 2  et les metteurs en scène 1 et 2 deviennent auditeurs.

CONFERENCIER. « Le savoir, qui d’abord ou immédiatement est notre objet ne peut être rien d’autre que celui qui est lui-même savoir immédiat, savoir de l’immédiat ou de l’étant. Nous devons nous comporter à son égard d’une façon non moins immédiate, ou accueillir ce savoir comme il s’offre, sans l’altérer en rien et bien laisser cette appréhension indépendante de toute conception. »

Les 4 clowns explorent la certitude sensible immédiate ; ils tentent d’accueillir « le savoir de l’immédiat… sans l’altérer en rien et de bien laisser cette appréhension indépendante de toute conception ».  On voit surgir de l’intérieur de cette immédiateté, dans la certitude sensible elle-même, une médiation. L’entrée dans la certitude sensible manque, immanquablement. Le conférencier applaudit cet échec.

CONFERENCIER. « Qu’est-ce que le ceci ? Qu’est-ce que le maintenant ? »

Les 4 clowns disent « ceci » et « maintenant », « arbre » et « maison », « nuit » et « jour » à différents moments et de différents endroits de la scène. Le maintenant « nuit » ou « arbre » où le clown dit « ceci » entre dans une dialectique avec le maintenant « jour » ou « maison » où il le redit. « Maintenant-ceci » n’est pas immédiat mais déjà médiatisé. Les clowns sont désolés. Le conférencier se réjouit de ce nouveau ratage. 

CONFERENCIER. « Le maintenant est jour parce que je le vois ; l’ici est un arbre pour la même raison. Mais dans cette relation, comme dans la précédente, la certitude sensible fait en elle-même l’expérience de la même dialectique. Moi, un celui-ci, je vois l’arbre et l’affirme comme l’ici ; mais un autre moi voit la maison et affirme que l’ici n’est pas un arbre, mais plutôt une maison. »

Quatrième tentative, les clowns ne cherchent l’immédiateté ni dans l’objet ni dans le moi qui le saisit mais dans leur rapport envisagé comme une totalité.

CONFERENCIER. « Moi, celui-ci, j’affirme l’ici comme arbre, et ne me tourne pas de telle sorte que l’ici puisse devenir pour moi un non-arbre. Je ne veux rien savoir d’un autre moi qui voit l’ici comme non-arbre, rien savoir de ce que moi-même une autre fois je prends l’ici comme non-arbre, le maintenant comme non-jour ; mais je suis pur intuitionner : moi, quant à moi, j’en reste à cela, le maintenant est jour ou l’ici est arbre, je ne compare pas entre eux l’ici et maintenant, mais je m’en tiens à un rapport immédiat : le maintenant est jour. »

On revient d’une certaine façon à la première entrée et pourtant tout a changé, le langage n’est plus le même, après tous ces ratés. La visée du « ceci » réside dans le fait d’indiquer ceci. Cette visée ne considère pas du tout la chose visée, ceci, dans sa singularité mais comme un universel : la visée de ceci équivalant à la visée de n’importe quelle autre chose désignée. Ainsi la saisie de l’immédiateté ne réussit que dans la mesure où nous y renonçons.

Phénoménologue et Clown adoptent une même démarche qui consiste à se tenir au plus près du phénomène, à le laisser manifester sa phénoménalité, pour échouer et recommencer, échouer encore, recommencer jusqu’à ce que l’échec se révèle la seule réussite possible, « essayer encore, rater encore, rater mieux » (on parle souvent des clowns de Beckett mais on ne voit pas toujours à quels points ces clowns sont des phénoménologues). Hegel a inventé le comique de répétition dans la philosophie (mais Platon déjà était très fort à ce jeu) ; Hegel, grand clown devant l’Absolu, ne fait que ça : il rate une première entrée, recommence une fois comme objet, une fois comme sujet, une fois comme synthèse des deux, pour réussir enfin son entrée comme mise en échec des entrées précédentes, trop simples, trop faciles à réussir.

CONFERENCIER. Bravo ! Vous êtes des ratés !

Tous s’applaudissent.

Alcoolo, marginal, dépenaillé, le clown évoque moins le rustre ou le paysan que le raté. C’est un raté magnifique à qui la mise en échec de ses ratages profite. Un raté compulsif qui ne cesse de renaître de tous ses échecs successifs. Il est né en Angleterre (dans Le songe d’une nuit d’été de Shakespeare, on trouve déjà des « clowns », ce sont des artisans qui répètent puis ratent complètement la représentation d’une pièce de théâtre amateur ; ils ratent d’abord par lapsus linguae, la langue se joue de ces rustres jusque dans leurs bouches. Et ce n’est pas seulement la langue qui foire mais aussi le sexe : Bottom changé en âne se joue de nos rêves de jouvencelles. Le gentil petit songe estival nous tire de notre sommeil dogmatique ; le rêve devient sauvage, ravageur, hanté par le cauchemar d’un viol atroce. La représentation comique de Pyrame et Thisbé, cette version outrée de Roméo et Juliette, ce ratage complet, ce merveilleux foirage, ce four total, dévoile le fond de l’affaire : le sang, la présence du sang au cœur des fêtes nuptiales. Le noble public de ces scènes de théâtre dans le théâtre est au bord de l’abîme …) Nés en Angleterre, dans un théâtre du globe empiriste, les clowns font leur retour, après ce long détour par la phénoménologie allemande, et un tour de piste en France, ils reviennent sous de nouvelles guenilles très stylées, que leur dessine Vivienne Westwood, ils portent l’inscription « destroy » sur leur teeshirt ou un cadenas autour du cou, ces vauriens, ces « punks », ces losers à qui tout réussit, hégéliens devenus experts dans l’art rageur de tout nier, négatifs, mais qui affirment toute la joie de leur puissance négatrice, se réclamant du « no future » et se créant par là le futur qu’ils ont nié, nos quatre clowns nous reviennent donc sous Elisabeth II (sous Thatcher) : God save the queen !

When there’s no future

How can there be sin

We’re the flowers in the dustbin

We’re the poison in your human machine

We’re the future, your future

Les Sex pistols jouent God save the queen en 1977.

SCENE 2

La scène est vide. En tout cas, les 4 phénoménologues du négatif sont sortis. Et le conférencier (Hegel) s’est éclipsé pendant le clip, à la faveur de l’obscurité. Et pourtant la scène, qui est vide, semble encore bruisser de l’écho de leurs présences, non ? Ils ne sont plus sur scène, c’est vrai. La scène est vide. Mais on les entend encore interroger : Là ? Là  ? Et là ? No future ? No future ? Et qu’en est-il à présent ? Qu’en est-il maintenant de cette négation qu’ils faisaient tout à l’heure du futur ? Qu’en est-il du présent qui est le futur de la scène précédente ? La scène est vide mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus rien. Tenez, il reste le micro sur pied et le pupitre. Qu’est-ce que c’est ? Des objets. Notez que le micro et le pupitre sont ajustés à la taille du conférencier. Ce sont des objets à sa mesure et à sa disposition. Mais qu’est-ce que le conférencier, me direz-vous ? Un être humain. On peut dire ça oui, un être humain. Un être qui se tient là sur une scène en tout cas. Qui était là tout à l’heure et qui n’y est plus. Mais dont on se souvient de la présence passée, de l’avoir-été-là-tout-à-l’heure, dont la présence des objets à sa mesure nous permet d’attester la trace. La scène n’est donc pas tout à fait vidée de la présence humaine. Même vide, la scène appartient encore à « l’anthropo-scène » – tant qu’il y a des objets (faits et disposés pour un homme). Les objets qui nous apparaissent témoignent de l’existence possible de sujets humains. Pourquoi des accessoiristes mettraient-ils un pupitre et un micro sur scène s’il n’y avait pas un conférencier pour s’en servir ? Les ustensiles disposés là comme des outils appellent un sujet pour les utiliser. Mais c’est quoi, ces objets ? Et vous, qui êtes-vous ? Qui dites-vous que nous sommes ? Regardons bien le pupitre par exemple. Qu’est-ce qu’il fait ? Rien ? Il ne nous fait rien ? Bien sûr que si : il nous fait quelque chose ! Il nous fait quoi ? Il nous apparaît. Voilà. C’est un phénomène. Les objets sont des phénomènes. Pourquoi ? Parce qu’ils nous apparaissent. Mais nous alors, nous sommes quoi ? Des phénoménologues ? Vous voyez ? Oui ? Et vous voyez quoi ? Des phénomènes qui vous apparaissent. Bon. C’est bien, on progresse.

KANT (Voix off). Mais qu’est-ce qui rend possible cette apparition des phénomènes ?

Le pupitre, concentrons-vous sur le pupitre. On a trouvé comment il nous apparaissait (comme un objet pour un sujet qui doit sans doute être un homme, le conférencier). On ne s’est pas demandé comment c’était possible. C’est possible parce que nous-mêmes, les phénoménologues, mettons, dans la salle, nous aussi, nous sommes… des sujets ? Oui, des sujets, parce que nous regardons les objets à une certaine distance. C’est la distance spectatrice, autrement dit, c’est la scène, la condition de possibilité de l’apparition des accessoires. La scène transcendantale rend possible l’apparition des phénomènes scéniques pour nous, parce qu’en tant que sujet, nous avons cette scène en nous. Voilà tout est clair maintenant. La scène est vide. Des phénomènes nous apparaissent. Ce sont des objets. On en déduit qu’un sujet doit faire son entrée. Ce sera un être humain. 

SCENE 3

Entre un nouveau clown sur cette anthroposcène. Coup de théâtre phénoménologique. Il n’a pas de nom, pas de numéro. Ce n’est ni un accessoiriste celui-là ni un conférencier. Il ne dit rien, ne touche à rien. Et rien ne le touche. On ne sait même pas trop si c’est un homme, ça ne ressemble plus à un sujet. Il ne prend pas les objets pour les déplacer ni pour s’en servir. Il se tient là. Hagard comme au centre d’une piste où il n’aurait pas fait exprès d’entrer. Sa présence est une angoisse qui nous libère d’un coup de la conspiration des sujets et des objets. Les choses autour de lui ont cessé d’être des objets, des accessoires. La scène est encore plus vide qu’au début de la scène 1 ou à la fin de la scène 2. Mais ce n’est plus le même vide. Ce n’est pas le vide en attente d’une entrée en scène du sujet qui va manipuler ces accessoires, ce n’est pas le vide avant qu’un sujet humain entre en scène. Quelqu’un est entré mais les objets autour de lui ont tout à coup perdu leur évidence. On ne dirait même pas des objets. Et lui non plus on ne peut plus le considérer comme un sujet. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il est là. Il existe. Depuis qu’il est entré, l’anthroposcène est bouleversée. Il y a autour de lui une étrange présence des choses qui n’a rien à voir avec le vide des scènes précédentes.

Il n’y a plus une réussite qui passe par les échecs successifs du sujet et de l’objet puis par la réussite de leur association ; la destruction de la relation sujet-objet nous jette d’un coup dans l’étrangeté angoissante de l’être. Il n’y a pas de petits ratés qui nous permettent de nous relever petit à petit. Cette phénoménologie inhumaine suppose un numéro de clown plus radical, plus obscur aussi, où tout se joue en un seul coup. Ça nous tombe dessus comme l’angoisse, ou plutôt c’est nous qui tombons là-dedans comme dans un précipice. Le clown de Hegel évoquait Sid Vicious et Johnny Rotten, une gloire du raté. Le clown heideggérien, il faudrait aller le chercher du côté de Joy division. Ils portent des chemises très casuelles, ils sont sans chichis, ils font moins le cirque. Quelque chose de plus dark, de définitivement plus dérangé, de plus tragique, de moins apprêté, moins exhibitionniste dans sa négation, de bien plus destructif enfin. La performance scénique de Ian Curtis, cette danse d’idiot épileptique, c’est un numéro de clown post-punk, une exploration du ravage de l’angoisse d’être étranger au monde où nous nous trouvons jetés. La Reine a perdu le contrôle. Pas de futur, pas de passé non plus, et même le présent de l’anthroposcène est complètement bousculé.   

Quatre clowns jouent She’s lost control à la BBC en 1979, seulement deux ans après God save the queen (1977) – 120 ans séparent La phénoménologie de l’esprit (1807) de Sein und Zeit (1927).

Chronologie

SHAKESPEARE, William, Le songe d’une nuit d’été, 1595.
HUME, David, Traité de la nature humaine, 1739.
KANT, Emmanuel, Critique de la raison pure, 1781-1787.
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, La Phénoménologie de l’esprit, 1807.
HEIDEGGER, Martin, Être et temps, 1927.
HEIDEGGER, Martin, « L’époque des conceptions du monde », Chemins qui ne mènent nulle part, 1950.
SEX PISTOLS, Nevermind the bollocks, 1977.
JOY DIVISION, Unknown pleasure, 1979.  
BECKETT, Samuel, Cap au pire, 1982.

Citations

HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, La Phénoménologie de l’esprit, trad. Lefebvre, France, Aubier-Montaigne, 1939.
BECKETT, Samuel, Cap au pire, trad. Édith Fournier, Paris, France, Éd. de Minuit, 1991.


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Cet article a été publié dans Clown et philosophie (2015) avec les mots clés , par Ismaël Jude.

Pour citer cet article : Ismaël Jude, "Les phénoménologues sont des clowns", Labo LAPS 2015. URL : https://labo-laps.com/les-phenomenologues-sont-des-clowns/

A propos Ismaël Jude

Chercheur, auteur et metteur en scène de théâtre, a soutenu sa thèse à la Sorbonne sous la direction de Denis Guénoun. Cette thèse est publiée aux éditions Sils Maria sous le titre « Gilles Deleuze, théâtre et philosophie. La notion de dramatisation ». Il a mis en scène plusieurs de ses propres textes : Ombres sous un ciel d’or, Maraîchers (éd. Nord Avril)…