Boutures de Lévinas et Deleuze (à partir de germes de Nietzsche et Kierkegaard)
Le calendrier des séminaires du LAPS a fait se succéder des séances où il a été question, entre autres, de Deleuze, puis de Lévinas. Dans notre laboratoire, nous tentons de construire, à partir des élaborations conceptuelles de ces philosophes, des hypothèses concernant la relation entre théâtre et philosophie. D’où vient que nos conclusions semblent parfois coïncider ou entrer en résonance ? Curieuses coïncidences, étranges résonances entre une philosophie de l’immanence, d’un côté, et, de l’autre, une philosophie de la transcendance. Cette impression s’explique sans doute du fait que ni Lévinas ni Deleuze n’aient formulé une théorie explicite du théâtre. Tout ce qu’ils disent, c’est nous qui leur faisons dire. Cette résonance tendrait donc à une illusion transcendantale du commentateur ? La découvrons-nous parce que nous l’y avons apportée nous-mêmes ? Ou bien saurions-nous trouver une zone d’indiscernabilité semblable à celle, relevée par Deleuze, où Socrate ne se distingue plus d’un sophiste [1], une zone trouble où Deleuze se confondrait avec Lévinas ?
Certes quelques éléments permettent d’établir d’approximatives comparaisons : la destitution de la subjectivité, cheval de bataille d’une philosophie contemporaine, qui s’inscrit dans une succession, critique, de la phénoménologie, la critique de « la représentation », le thème de « la différence » aussi. Cependant il faut bien noter dès l’abord que, signe du devenir ou indice de la transcendance de l’Autre, le mot « différence » n’a pas du tout le même sens chez Deleuze que chez Lévinas. Ce qui crée la plus grande connivence entre Deleuze et Lévinas, c’est bien plutôt un « ennemi commun » : Emmanuel Kant.
On trouve en effet, chez Deleuze comme chez Lévinas, la critique de la structure d’exposition « phénoménologique ». Lévinas et Deleuze essaient de penser une différence qui ne s’expose pas, n’apparaît pas, ne se montre pas. Cette critique engage une redéfinition de ce que peut être une scène si elle n’est pas un dispositif d’exposition. La scène doit alors être repensée comme le lieu, et le temps, non d’une apparition, mais d’une production de la différence.
Dans ma thèse [2], je tentais déjà un rapprochement entre Deleuze et Lévinas en m’appuyant sur un article de Denis Guénoun, produit en collaboration avec Thomas Newman : « Le temple ou le théâtre (de la transcendance) » [3]. Une certaine « passivité transcendantale » détermine notre subjectivité. De cette caractérisation, nous pouvons déduire une définition de la situation de l’acteur en scène. Notre subjectivité n’est pas caractérisée par un acte, une activité ou une actualité, mais par une passivité. De même, le propre de ceux que nous avons coutume d’appeler des « acteurs » ne serait pas d’agir, mais de pâtir. Là encore, la « passivité transcendantale » n’a évidemment pas du tout le même sens chez Deleuze que chez Lévinas.
Si nous arrivons pourtant à la même caractérisation de la subjectivité et de la situation de l’acteur en scène, c’est parce que Deleuze et Lévinas critiquent les mêmes textes. Tous deux reprennent et remanient le cogito de Descartes et l’aperception transcendantale de Kant. « Je pense », tel est l’acte qu’ils critiquent pour retourner l’activité en passivité. Deleuze aussi bien que Lévinas reprochent à Kant la réduction de la différence à l’unité de l’aperception, au je du « je pense » censé rester toujours le même [4]. Tous deux voient, dans cette réduction de la différence au même, à l’unique, l’intervention de « la représentation ».
« Ce qui pense », pour Deleuze, n’est pas sujet de la pensée mais affecté par des forces extérieures à la pensée. Ce sont des forces du dehors qui nous contraignent [5]. Penser, c’est rencontrer ce qui met la pensée en dehors d’elle‑même. Penser, c’est faire la différence. Mieux : penser consiste pour la différence à se faire. Aussi bien ce n’est pas un sujet qui pense mais le penser correspond à la différence en train de se faire en nous. Il n’y a donc pas une intériorité préexistant à l’extériorité de la pensée. Au cogito ergo sum, Deleuze oppose la formule du « cogito pour un moi dissous [6] » pensé pour la première fois par Kant mais réalisé par Nietzsche. « Dès lors, écrit Deleuze, ce que la pensée est forcée de penser, c’est aussi bien son effondrement central, sa fêlure, son propre « impouvoir » naturel, qui se confond avec la plus grande puissance, c’est‑à‑dire avec les cogitanda, ces forces informulées, comme avec autant de vols ou d’effractions de pensée [7]. » Chez Deleuze comme chez Lévinas, la subjectivité est saisie par une pure extériorité, extériorité de la transcendance chez Lévinas, et du jeu des forces chaotiques chez Deleuze. Une telle redéfinition de la subjectivité n’est pas sans conséquence sur une théorie de l’acteur. L’acteur en scène joue avec cette extériorité « constitutive », ou, pour être plus précis, cette extériorité « destituante ».
Dans Différence et répétition, Deleuze crée le concept de « répétition » pour pallier les insuffisances de la méthode transcendantale kantienne. Pour forger ce concept, Deleuze a recours à l’éternel retour de Nietzsche mais aussi à la reprise de Kierkegaard. Éternel retour et reprise ont cependant aussi peu de choses en commun que Deleuze et Lévinas eux-mêmes. Deleuze effectue cependant les rapprochements suivants : éternel retour et reprise s’opposent à la représentation, notamment à la dialectique hégélienne, apportent un développement critique au transcendantalisme kantien, constituent une méthode qui répond au problème de savoir comment « faire la différence ». Éternel retour et reprise se définissent aussi par une nouveauté intrinsèque, par un poids qui pèse sur l’instant de la révélation, par la métamorphose qu’ils occasionnent et trouvent leur dimension propre dans l’avenir. Enfin, c’est un point qui nous touche plus directement, Deleuze établit un lien entre la répétition et l’idée d’un « théâtre de l’avenir [8]« . Nietzsche et Kierkegaard « inventent, dans la philosophie, un incroyable équivalent de théâtre, et par là fondent ce théâtre de l’avenir en même temps qu’une philosophie nouvelle [9]« . C’est pourquoi Deleuze présente Nietzsche et Kierkegaard comme des « metteurs en scène », des « hommes de théâtre » [10].
Deleuze note, dans Différence et répétition, qu’il existe trois façons de produire la différence dans la répétition. L’une correspond à l’habitude, elle se produit au présent et correspond à la façon de procéder des philosophes modernes, depuis la fondation cartésienne. Une autre façon de procéder renvoie au passé, à la mémoire, et trouve son modèle dans la méthode platonicienne. Les deux premières sont de mauvaises façons de procéder. Seule la troisième, la répétition de l’avenir produit la différence en achevant la destitution du moi. À vrai dire, la troisième répétition se divise à son tour en deux répétitions distinctes l’une de l’autre. La reprise et l’éternel retour sont deux répétitions de l’avenir, mais elles ne produisent pas la même différence.
L’intuition de l’éternel retour consiste à se pénétrer de l’idée que tous les instants de notre existence vont se répéter un nombre infini de fois. L’éternel désigne le nombre de fois que la répétition de cet instant doit avoir lieu. Cet instant multiplié à l’infini n’est donc pas nié mais affirmé. C’est en ce sens que l’éternel retour fait revenir la différence, sélectionne dans le jeu des forces présentes ce qui est actif, affirmatif, comme ce qui doit revenir un nombre infini de fois. « L’éternel retour est puissance d’affirmer, écrit Deleuze, mais il affirme tout du multiple, tout du différent, tout du hasard, sauf ce qui les subordonne à l’Un, au Même, à la nécessité, sauf l’Un, le Même et le Nécessaire. De l’Un, on dit qu’il s’est subordonné le multiple une fois pour toutes [11]. »
La reprise de Kierkegaard ne produit pas la même différence. Elle est un saut dans la transcendance. Isaac ou Job s’en remettent à Dieu, ils s’abandonnent ; une existence nouvelle leur est redonnée par Dieu. Deleuze concède que la foi a la force de défaire les deux premières répétitions, de destituer le « moi » des habitudes présentes et le dieu des réminiscences. Il reconnaît à Kierkegaard le mérite d’avoir « achever » Kant, d’avoir « [réalisé] le kantisme en confiant à la foi le soin de surmonter la mort spéculative de Dieu et de combler la blessure du moi [12]. » Deleuze reproche cependant au philosophe danois les « fiançailles d’un moi retrouvé et d’un dieu redonné ». Certes le fait d’être « re‑donné » et « re‑trouvé » marque la différence radicale qui se produit dans la reprise mais Deleuze rejette cet aspect pourtant essentiel de l’opération. Cette répétition kierkegaardienne destitue le moi dans le moment exacte où se constitue une nouvelle unicité. À cet endroit précis, nous passons à côté d’une proximité Lévinassienne. « L’idée de l’infini en moi », la transcendance, me fait accéder à une nouvelle unicité, l’unicité du responsable devant l’Autre, de celui qui répond : « Me voici! » Moyennant ce remaniement, l’acteur de la scène d’un théâtre de la répétition serait celui qui pourrait prononcer un tel : « Me voici ! ».
On trouve également une critique du présent et du passé en faveur de l’avenir chez Lévinas. Lévinas soutient l’idée que le « dépassement de soi qui requiert l’épiphanie de l’autre » est « liturgie », « œuvre sans rémunération, dont le résultat n’est pas escompté dans le temps de l’Agent et n’est assuré que pour la patience », œuvre tendue non vers le présent mais vers un monde qui vient [13]. Lévinas, pour étayer son propos, dans Humanisme de l’autre homme, relève une phrase de Léon Blum. Mais Blum à son tour cite Nietzsche : « Que l’avenir et les plus lointaines choses soient la règle de tous les jours présents. » Cependant Lévinas balaie, comme d’un revers de la main, l’idée de l’éternel retour exprimée dans cette citation : « Qu’importe la philosophie par laquelle Léon Blum justifie cette force étrange de travailler, sans travailler pour le présent. » Lévinas ne développe pas l’idée d’une répétition à venir qui doit faire revenir la différence, non pas en tant que transcendance mais en tant qu’affirmation de la vie, contre toute transcendance. Lévinas interprète la sélection de la différence à venir contre Nietzsche, et peut-être contre Blum lui-même, dans un sens explicitement religieux, à contre-sens donc. De son côté, Deleuze prive le mouvement kierkegaardien de sa substance même en niant la différence radicale introduite par le fait pour le moi d’être redonné par Dieu.
J’ai réuni ici quelques notes lapidaires pour faire sentir ce dilemme entre deux scènes, deux « théâtres de la différence » apparemment inconciliables, un théâtre de l’immanence et un théâtre de la transcendance. « Faire la différence » en scène pour un acteur ou une actrice, un danseur, un musicien, « jouer », signifierait sélectionner la valeur affirmative dans la différence, faire revenir l’affirmation dans un champ d’immanence. Aussi bien faire la différence pourrait signifier « faire le saut » dans l’absurde d’un avenir incertain, dissoudre le moi dans la transcendance absolue pour que le moi soit redonné mais tout autre, « substitué » [14]. Cette deuxième façon de penser et de faire la différence se trouve virtuellement lovée au sein même de Différence et répétition. C’est l’aspect kierkegaardien de la répétition, qui, bien que renié par Deleuze, n’en finit pas de faire des remous. Ce sont peut-être ces remous qui occasionnent les brèves résonances de Deleuze avec une philosophie comme celle d’Emmanuel Lévinas. Si la production de la différence est éminemment théâtrale, c’est parce qu’elle correspond à l’action auto‑destituante de l’acteur en scène, à l’effacement de l’acteur dans l’action qu’il y effectue et de la parole qu’il y profère. Reste à savoir si cette destitution doit s’entendre comme une ouverture à la transcendance du Tout Autre ou comme une dissolution dans l’immanence du devenir.
[1] Gilles Deleuze, Différence et répétition Paris, PUF, 1968, p. 168. Cf Platon, Sophiste, 257 b.
[2] Voir Ismaël Jude, Gilles Deleuze, théâtre et philosophie. La méthode de dramatisation, Lausanne, éd. Sils Maria, mars 2013.
[3] Denis Guénoun, Livraison et délivrance, Paris, Belin, 2009, p. 121-137.
[4] Cf Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, [1961], Paris, Le livre de Poche Biblio-Essai, 1996, p. 131-133. Gilles Deleuze, Différence et répétition, op.cit., p. 117. Gilles Deleuze, La philosophie critique de Kant, Paris, PUF, [1963], « Quadrige », 1988, p. 25. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 128. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues, B. Pacaud, Paris, P.U.F. [1944], « Quadrige », 1993, p. 113.
[5] Gilles Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 128-129.
[6] Ibid., p. 82.
[7] Ibid., p. 192.
[8] Ibid., p. 12-13.
[9] Ibid., p. 1.
[10] Ibid., p. 12-13. Cf aussi, Gilles Deleuze, « Conclusions sur la volonté de puissance et l’éternel retour » in L’île déserte et autres textes, textes et entretiens 1953‑1974, édition préparée par David Lapoujade, Paris, Minuit, 2002., p. 176-177.
[11] Gilles Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 152.
[12] Ibid. p. 127.
[13] Emmanuel Lévinas, « La signification et le sens », in Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972, p. 43-44.
[14] À propos de la « substitution », voir Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, [1974], Paris, Le livre de Poche, p. 179-188.