Ces notes ont été proposées comme matériau de discussion lors de la résidence « Marionnette et philosophie » à l’Institut International de la marionnette de Charleville-Mézières et discutées par les membres du Labo LAPS présents.
Le Manifeste du cyborg commence par une distinction entre de deux types de robots : le robot de guerre (le drone par exemple) que Haraway qualifie de réponse robotisée machiste et militariste, et le robot de science-fiction. Pour l’auteur, le cyborg est une construction narrative qui constitue une 3e voie. Haraway ne travaille pas pour imaginer un futur comme un auteur de science-fiction, pas plus qu’elle ne construit une pensée du post-humanisme (il n’y a pas chez elle cette idée qu’un monde succéderait à un autre), mais elle concentre sa pensée sur une ontologie non dominée par une humanité génétique, ontologie qui selon elle est d’ailleurs déjà en marche. Une querelle des Anciens et des Modernes ne présente pas d’intérêt pour elle. Il ne s’agit pas de penser pour préparer l’avènement d’un nouveau monde. Haraway parle plutôt de notre monde, tel qu’il existe déjà aujourd’hui. Elle nous invite à être davantage attentifs à la prolifération de cyborgs autour de nous, qui commencent à former une « rhétorique des mondes possibles » qui mérite d’être mieux explorée. Voilà l’objet du Manifeste.
Dépasser l’opposition corps/machine par le cyborg
Comment pourrait-on définir le cyborg ? Il s’agit d’un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant. Sa fonction ? Etre un mythe, une fiction (il n’a donc pas de réalité en propre), qui permet de fonder d’autres narrations existentielles que la narration humaine. La fiction cyborgienne est alors chargée d’un pouvoir heuristique au service d’une politique féministe. Le cyborg est cette fiction qui nous permet d’abandonner tout dualisme science/nature, ce que Haraway appelle le « grand partage moderne », celui là même qui oppose organique/machinique, animaux/humains, corps/esprit, hommes/femmes. Le cyborg permet de dynamiter les dualismes qui structurent les sociétés occidentales : soi/autre, corps/esprit, nature/culture, créateur/créature, actif/passif, vrai/faux, tout/partie, vérité/illusion etc. Des dualismes qui conduisent à une stratégie de domination d’un terme sur l’autre… Or il s’agit avec le cyborg de dynamiter le dualisme : il peut devenir difficile par exemple de « savoir qui de l’homme ou de la machine crée l’autre ou est créé par l’autre » (75). De même qu’il est difficile de savoir où s’arrête le corps et où commence l’esprit…
Ce geste est fondateur d’une nouvelle ontologie peuplée de chimères et d’hybrides, d’animaux et de créatures queer. Nous ne sommes plus très sûrs de ce qui appartient à la nature, ou ne lui appartient pas. Les cyborgs sont entre nature et fabrication, entre organisme et machine : ils dépassent la logique de la reproduction organique. Les idées de Nature, d’Homme, de Machine sont moquées comme catégories essentialistes, délimitant des champs fixes et sclérosants. Haraway nous engage ainsi à dépasser les frontières et appelle à de nouveaux agencements.
Brouiller la frontière entre homme et machine
Le cyborg a cette force de ne pas permettre de considérer la « nature » comme seul référent stable de notre monde : le cyborg est justement extérieur à « l’histoire de la rédemption », extérieur à la fiction de la faute, du péché originel. Le cyborg est un récit hors faute : il vit dans un monde « post-genre », n’a pas d’histoire originelle qui reposerait sur la nostalgie d’une unité perdue à jamais (comme dans le mythe platonicien de l’androgyne ou comme dans la Bible). Le cyborg, contrairement à Frankenstein, n’exige pas de compagne hétérosexuelle, ne souhaite pas qu’on lui restaure un jardin originel. Il n’a que faire du jardin d’Eden, mais s’attache réellement à « une révolution des relations sociales » au sein de l’oikos, du foyer.
Haraway perçoit cette vision du monde héritée du christianisme comme une fausse piste pour saisir les enjeux de notre monde contemporain : le récit de la création est selon elle une « forme de maltraitance qu’il faudrait dénoncer » (34). Le monde d’aujourd’hui ne doit plus s’interpréter d’après une coupure ontologique, d’après la chute, mais il doit davantage assumer un « brouillage des frontières », une rupture avec les oppositions dualistes qui ont structuré le dialogue entre le matérialisme et l’idéalisme. Les choses ont changé : les machines ne sont plus dépendantes des hommes, elles peuvent se déplacer toutes seules, faire preuve d’autonomie, si bien qu’il arrive que nous ne sachions plus bien ce qui appartient ou pas à la nature, plus bien ce qui est physique ou pas.
Le cyborg comme méthode politique féministe
Le cyborg n’est pas une autre ontologie, il est « notre ontologie » (31). Il définit déjà notre politique, car il est un condensé d’une réalité et d’une imagination : c’est cette union singulière qui peut structurer toute transformation historique. L’union de la réalité et de l’imagination permet une brèche dans le possible qui permet d’expérimenter autre chose. Cette union particulière est le signe, pour Haraway, d’un versant féminin de la question : elle note en effet que la « tradition de la domination masculine, raciste et capitaliste », qui est aussi une tradition du progrès, de l’appropriation de la nature pour servir la culture, a fait de la relation entre organisme et machine une lutte, une guerre, et que leur frontière a toujours été problématique (toujours belliqueuse, militariste). L’approche féminine, elle, est pacifiste et émancipatrice.
Haraway propose que le cyborg soit une méthode politique féministe : en tant que fiction, le cyborg est apte à changer le monde, car il explore d’autres modes de relations et de sociabilité possibles. « Je plaide pour une fiction cyborgienne qui cartographierait notre réalité corporelle et sociale, une ressource imaginaire qui permettrait d’envisager de nouveaux accouplements fertiles » (31). Afin de fonder des outils contre la construction politique actuelle, le cyborg est une fiction qui peut changer l’expérience que nous avons de nos existences, et particulièrement l’existence des femmes.
La microélectronique, outil d’émancipation
Haraway constate que la miniaturisation (les travaux de précision qui demandent doigté et minutie, les maisons de poupée…) a longtemps été associée au féminin par la tradition de domination masculine. Elle propose alors un renversement de cette assignation : la microélectronique, quintessence des machines modernes, a transformé aujourd’hui l’expérience que nous avons de la mécanique. La miniaturisation échappe au regard, au contrôle, et peut être dangereuse et révolutionnaire. Elle peut être le moteur d’une nouvelle politique. Tout ce qui a fait le « propre de la femme » prend aujourd’hui une signification politique particulière et peut constituer une nouvelle stratégie de contestation féministe. Selon l’angle masculiniste et militaire, le cyborg peut constituer une menace. Mais selon l’angle féministe, le cyborg peut être une aubaine politique, pouvant plaider pour les idées contradictoires et fragmentaires, chimériques, de nouveaux accouplements fondant de nouvelles potentialités. Haraway parle alors d’un mouvement politique susceptible de réunir des « sorcières » et des « ingénieurs » pour désarmer l’Etat. Haraway en vient à fonder un « féminisme cyborgien » (43) qui tend à ne plus « trouver de matrice unitaire dans une quelconque nature » (43) : déconstruisant toute vision unitaire du monde, le féminisme cyborgien entend passer d’une société industrielle et organique à un « système d’information polymorphe ».
Le corps devenu interface
Le corps se dés-organise, accepte de réaménager ses relations sociales, ses relations aux technologies. Le corps du cyborg se façonne différemment. Il n’existe plus en tant qu’organisme sacré, mais vaut par sa capacité à être mis en interface avec d’autres corps (51). Le « cyborg est un moi postmoderne individuel et collectif, qui a été démantelé et réassemblé. Le moi que doivent coder les féministes » (52). La liberté de la femme-cyborg vient du fait qu’elle peut coder, de façon nouvelle, les données de son corps, créer de nouveaux possibles en ayant la capacité de se servir de cet outil. L’émancipation du corps du cyborg passe par cette capacité à s’auto-coder, à traiter des informations : le corps n’existe plus en tant qu’organisme mais en tant qu’instrument de traitement de l’information.
Une politique féministe de la technologie
Quelles seraient cette « politique féministe de la science et de la technologie » ? (62) Une « fusion avec les animaux et les machines », des fusions inattendues et taboues garantes de changements, par la mise en valeur des figures de trickster, sortes d’Hermès qui font bifurquer, au coin des rues, les habitudes les plus fortement établies (240).
Dans la lignée des féministes françaises Luce Irigaray et Monique Wittig qui ont montré comment l’écriture du corps pouvait être fondamentale pour penser l’érotisme, la politique, les relations, le mythe du cyborg dont la finalité est d’ « informer nos imaginaires politiques contemporains » s’impose comme une sorte d’éco-féminisme qui milite pour la dissolution des différences qui opposent corps et machine et structurent l’identité. En dissolvant les identités, on dissout par là même la domination d’une identité sur une autre.
Les mythes cyborgiens sont à inventer, pour subvertir les mythes de l’origine occidentaux : en plaçant les nouvelles technologies au cœur de ces nouveaux récits, des mondes possibles peuvent être formulés. Il faut que les femmes adoptent désormais le statut du cyborg afin qu’elles se libèrent de leur position d’opprimées, qu’elles quittent le terrain de cette « nature » dont elles seraient si proches puisqu’en mesure de donner la vie, qu’elles s’ouvrent à de nouvelles possibilités d’existence. Débarrassées de la nature, de l’identité, ces femmes « cyborgs de la vie réelle », « réécrivent activement les textes de leurs corps et de leurs sociétés » (74). Fortes de cela, les femmes doivent ainsi avoir un « sens plus vif de la connexion qui nous lie avec [leurs] outils » (76), de l’hybridation que nous avons avec les machines. Le corps-cyborg est une carte de l’identité et une carte de pouvoir : il n’est pas innocent, n’est pas né dans un jardin, il est façonné, produit par la société, puis possiblement recodé : la machine est ce que nous programmons d’elle… Nos corps aspirent à être ce que nous aurons programmé nous-mêmes pour eux.
Faire corps avec son corps, considérer son corps comme une topie impitoyable, qui a ses ressources propres de fantastique : c’est ce que proposait également Foucault dans sa conférence sur le Corps utopique et ce sont les corps de Ilka Schönbein, Phia Menard, Steven Cohen qui ont la puissance de nous proposer de nouvelles projections de possibles de l’humanité.
Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de l’édition : Haraway Donna , Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes. Paris, Exils, 2007, 333 p.