La petite et la grande distribution

La petite et la grande distribution est la prochaine création d’Ismaël Jude. Une première étape de travail est présentée les 20 et 22 juin 2014 à la Générale. Ce spectacle développe, avec des moyens théâtraux, certains thèmes de Différence et répétition de Gilles Deleuze : fêlure transcendantale, répétition, distribution nomade.

Fêlure transcendantale

La fêlure vient de ce que nous ne sommes jamais intérieurs à nous-mêmes mais intérieurs au temps, traversés par une ligne temporelle qui nous rend étrangers à nous-même.

La petite et la grande distribution se présente comme « un monologue pour deux voix ». Une partie du texte est proférée en direct par l’actrice, Céline Pérot, tandis qu’une bande-son diffuse le montage d’ambiances extérieures (rue, centre commercial) et de voix-off qu’elle a enregistrés lors d’une phase de travail préparatoire. Ce frottement sonore cherche à produire « une voix extérieure à l’intérieur » qui est une traduction scénique de la fêlure, ce devenir logé au cœur de la subjectivité.

Répétition

Construit sous la forme d’une variation continue, le texte lui-même repose sur des répétitions. La petite et la grande distribution est le monologue intérieur d’un personnage féminin qui cherche à sortir des idées qui reviennent en boucle dans son cerveau. La série des logos de grandes marques défile à mesure qu’elle tourne en rond dans les galeries d’un centre commercial. Elle ne fait que « reculer pour mieux sauter », répétant de façon stérile ce qui la reconduit toujours aux mêmes cercles vicieux.

Deleuze distingue une bonne d’une mauvaise façon de répéter. La mauvaise répétition consiste à radoter, tourner en rond, refaire les mêmes gestes, reproduire les mêmes attitudes sans jamais avancer. Il existe une autre manière de répéter qui consiste à « sauter », « faire le saut », dans une acception kierkegaardienne. Cette fois, « faire la répétition » n’est plus « revenir au même » mais « faire la différence ».

Notre recherche vise à nous libérer des « figures de la représentation » : similarité, ressemblance, identité. Nous tentons d’accompagner « la différence en train de se faire » au sein de l’individu. Interpréter le texte va consister non seulement à montrer l’écart entre l’actrice et le rôle mais plus profondément à explorer la différence interne de l’actrice par rapport à elle-même.

Distribution nomade

L’idée d’une distribution nomade, telle que Deleuze la formule pour la première fois dans Différence et répétition, s’inscrit dans une critique de la notion de « partage ». La distribution nomade s’oppose à un partage sédentaire de l’être. Cette distinction conceptuelle entre les deux notions est associée au problème de l’univocité de l’être que Deleuze doit à une analyse de Duns Scot, Spinoza et Nietzsche. L’idée est que l’être se dit de ses différences. Au lieu de concevoir la différence entre les étants ou entre les concepts en vertu d’un partage préalable de l’être, Deleuze propose de concevoir un plan d’immanence où les différences se distribuent comme des animaux paissent « çà et là » dans un territoire nomade sans limite, sans propriété ni découpage antérieur. Pour comprendre pleinement l’univocité de l’être, il faut descendre au niveau des individuations. C’est dans les individuations que la différence se fait.

Deleuze n’emploie pas le mot « distribution » dans un contexte théâtral mais il n’est pas inintéressant de remarquer que, dans le vocabulaire théâtral, ce terme désigne habituellement un partage. La distribution théâtrale, s’associe en effet à une idée de partition, de répartition du texte à un groupe d’acteurs ou de « partage des voix » dans un texte, selon la formule de Jean-Luc Nancy.

Ce partage est opéré dans un premier temps par la figure de l’auteur dramatique ; dissimulé sous la multiplicité des personnages, l’auteur partage sa propre voix entre ces différentes voix. Tel personnage sera Angélique, tel autre, Lisette, etc. A travers tous les personnages, ce n’est pas la différence mais la figure de l’auteur dramatique qui s’impose, responsable, identique à lui-même, respectable, dans la pleine possession de ses moyens, tel Ulysse, un bon père d’une autorité sereine.

Distribution désigne aussi un partage opéré dans un second temps par le metteur en scène : temps de l’actualisation du drame dans le présent de la scène : toi, tu joueras Angélique, toi, tu joueras Lisette, toi, Merlin, etc. Dès lors la troupe d’acteurs doit tenter de se rendre le plus fidèle possible à ce double partage préalable opéré par l’auteur puis par le metteur en scène. Les acteurs essaieront de correspondre au rôle qui leur a été attribué comme on s’efforce de ressembler au modèle du père. Cette fois, c’est la fidélité au texte ou au choix du metteur en scène qui s’impose, fidélité à un principe d’auto-sélection qui fait que tout revient fatalement au même. C’est la ressemblance au modèle qui sert de critère et non la différence.

Par distribution nomade, on entend une troisième voie qui viserait à produire la différence en dehors d’un partage préalable. C’est la voie du devenir, de la répétition, du jeu. Il ne s’agit plus d’être fidèle ni au texte ni au metteur en scène ni à soi-même. Jouer consistera à explorer l’individuation, non pas l’individu déjà constitué mais le processus qui le fait entrer dans des devenirs, l’écart qui destitue les principes d’identité, de ressemblance, de correspondance ou d’adéquation à soi-même.

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La petite et la grande distribution,interprété par Céline Pérot, texte et mise en scène : Ismaël Jude. 20 et 22 juin 2014, 19 h à la Générale (14 avenue Parmentier, 75011 Paris). Entrée libre.


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