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Propositions somatiques de connexions à la pensée deleuzienne dans le processus de création

Ces propositions sont issues de ma thèse de doctorat, soutenue le 3 novembre 2014 à Paris 8 : Du Mouvant, processus somatique de création d’images et de formes vivantes. Elles font partie d’une des propositions faites pour l’atelier de pensée du LAPS « Hypothèses sur la scène deleuzo-guattarienne ».

Dans une société où le spectacle s’est généralisé à l’ensemble de nos fonctionnements collectifs, nous entrons en contact les uns avec les autres par la médiation d’images. Or ces interactions sont des rapports qui se basent sur des représentations de tous types (physiques, psychiques, visuelles, conceptuelles) supplantant les relations véritables, puisque s’initiant à partir d’images déterminées, véhiculant un certain nombre de valeurs et de codes rapportant chaque chose à une diversité de catégories déjà existantes. Dans un tel régime, la représentation des corps tient une place centrale qui organise les pouvoirs selon des hiérarchies entres les classes, les sexes, les âges, les origines, les genres… Ce système oblitère les corps réels, c’est-à-dire leur multiplicité hétérogène et l’unicité de chaque corps singulier. Ces déterminations renforcent les hiérarchies pyramidales et patriarcales dominantes, rejouant sans cesse des valeurs basées sur la peur de l’autre, du différent, de la vieillesse et de la mort. Elles valorisent le pouvoir exercé sur autrui au détriment de la puissance autopoïétique de chacun. Ces fonctionnements alimentent un régime de terreur qui se pare de promesses de joie, de santé, de bonheur, de richesse, de beauté et de jeunesse éternelles. Chacun tente de s’aligner sur des modèles abstraits vis-à-vis desquels il se trouve forcément en défaut. Il se voit progressivement séparé de sa vie et de son corps réels ainsi que de son désir de s’agencer à ce qui augmenterait sa puissance de devenir, de s’inventer en acte et d’entrer en relation véritable à des mondes, des pensées, des corps, des danses de réalité. Dans un tel contexte, il semble urgent, pour sortir de la désertification et de la pétrification ambiantes prenant le visage photoshopé d’une abstraction de la beauté, de s’approprier ou de se réapproprier le fait même d’avoir un corps qui puisse se soustraire à toute image. Il peut être nécessaire de commencer par distinguer le corps de ses représentations afin d’investir ce qu’il peut réellement en puissance, passant par la sensation et l’émotion. Il est possible d’exercer et d’éduquer nos facultés sensibles à capter des fréquences qui ne s’arrêtent pas aux images immédiates de la perception et aux contours objectifs des choses. Dans un monde où l’apparence de la vie peut remplacer la vie véritable et où les images des corps peuvent annuler les corps réels, il nous appartient de questionner la nature de la représentation, c’est-à-dire d’un système qui fonctionne par la médiation des images. Nous pouvons ainsi tenter de décadrer les images trop fixes et à faire vaciller les contours d’une pensée dogmatique, basée sur le déjà existant. Cela nous invite à renouer avec la vie de façon intensive et à porter un regard neuf, qui tienne les images à leur naissance afin que puisse se dissoudre « le monde des apparences mortes[1] ». Dans les interstices entre les images brillantes qui prétendent nous tenir lieu de monde, il s’agirait d’amorcer une révolution perceptive afin de faire couler, de l’obscur, une douceur nouvelle entre les corps et les catégories ; et ceci, afin qu’ils se dissolvent au moins un peu ou en partie, que l’on puisse naviguer d’une case, d’un corps ou d’un plan à un autre, permettant des printemps, des bourgeonnements transversaux, des jaillissements de sources, des éclairs, des trouées, des incommensurables donnant sur des indéterminations salvatrices. Car il s’agirait d’habiter le cœur du visible et des images selon des modes qui puissent les défaire, afin de permettre l’éclosion d’images d’une autre nature, dansantes, oscillatoires, liminales, à la fois lumineuses et obscures, distinctes mais recelant des forces d’indétermination, et qui se définiraient alors que vacillent et déclinent les modalités fixes et brillantes de la représentation.

Espaces de résonance (avec le Corps collectif), photo extraite de vidéo. © Nadia Vadori-Gauthier, 2014.

Certaines de mes propositions pour aller dans ce sens seraient :

Ainsi, le processus créateur de mise en forme consisterait à se mouvoir autant qu’à être mu, à être défait autant qu’à faire, à produire l’expression autant qu’à être produit par elle. Pour cela, il est nécessaire de se placer à des points de jonction entre des lignes de chaos et des lignes de cosmos, investissant une fonction transductive entre les unes et les autres. On serait à la fois générateur du processus d’expression et généré par lui. Cela implique d’investir un non-pouvoir en même temps qu’une puissance, et un non-faire en même temps qu’un agir. Il faut pour cela accepter également que le sens soit produit à travers soi. Car dans une telle machine abstraite, le sens ne préexiste pas et l’expression est a priori assignifiante.

Mais comment continuer de créer, de s’inventer et d’inventer le monde, de se composer à l’ouvert en préservant une part singulière et intense d’identité ; c’est-à-dire de continuer d’être soi, mais un soi différentiel, ouvert, multiple, en devenir, toujours un peu autre ?

Il s’agirait de vivre les images comme des seuils liquides et de penser une représentation d’une nature nouvelle, ténue, indéterminée, abouchée à des potentiels explosifs, des brises fraîches, des sensations épidermiques, des forces non individuées et des naissances éphémères. Ainsi, le spectacle ne se trouverait plus réduit à ses formes mais, liminal, il agirait comme agent de liaison entre le théâtre et son double. Il s’agirait d’habiter un principe d’incertitude et de contribuer à « achever la réalité », pour reprendre les termes d’Artaud ; une réalité qui n’est pas encore complète car limitée à ses formes tangibles. C’est alors que le théâtre pourrait avoir une fonction magique-curative, nous engageant à reconquérir ou à inventer un corps par une anatomie en action et à activer les forces fluidiques révolutionnaires du rythme et des affects.

Ainsi, restant interconnectés aux dimensions non-spécifiquement humaines de la matière, de la nature et de la vie, nous pourrions tisser avec elles des réseaux d’alliance mais aussi, nous serions naturellement menés à vivre des relations plus empathiques et solidaires qui nous permettraient de nous inventer chaque jour, soutenant des processus de différenciation et de liberté qui impliquent une part d’indéfinissable. Car les différences irréductibles sont le signe de la vie. Il nous appartient de les laisser fluer, danser, pulser, proliférer, créer des polyrythmies, sans tenter de les subordonner à l’identique, à l’identitaire, à la norme. Ainsi, dans la vague d’immanence que nous déroulerions de nos corps ouverts, nous pourrions réinvestir des puissances autonomes de créer et suivre collectivement des courants plus doux que ceux de l’opacité codifiée des pouvoirs qui s’annexe et piétine les corps, les jardins et la Terre.

Ouvrages de référence

ARTAUD, Antonin

BAINBRIDGE COHEN, Bonnie

Sentir, ressentir et agir. L’anatomie expérimentale du Body-Mind Centering, Bruxelles, Contredanse, 2002.

BERGSON, Henri

DEBORD, Guy

La Société du spectacle [1967], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992.

DELEUZE, Gilles

DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix

GARCIA LORCA, Federico

Jeu et théorie du duende [1942], Paris, Éditions Allia, 2009.

SIMONDON, Gilbert

[1] Artaud, « Les forces occultes du Mexique », Œuvres, Paris, édition présentée et annotée par Évelyne Grossman, Gallimard, coll. « Quarto », 2004. p. 730.
[2] Artaud, Œuvres, op. cit, p. 666.

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