La philosophe-poétesse espagnole María Zambrano (1904-1991) est l’auteur d’essais, de fragments poétiques et de textes théâtraux qui traitent de la figure d’Antigone. Un premier texte sur le sujet est écrit en exil en 1948 alors que l’Espagne subit la dictature franquiste. D’autres textes suivent jusqu’à la publication de La Tumba de Antígona en 1967, seule pièce de théâtre que composera l’auteur. L’héroïne mythique et la philosophe sont toutes deux engagées contre l’autoritarisme. Mais si Sophocle destine son Antigone à la mort, Zambrano ne lui réserve pas le même destin et décide d’une nouvelle histoire pour l’héroïne. Leurs voix s’unissent : la philosophe est solidaire du personnage. Antigone a encore quelque chose à dire de l’époque contemporaine.
Sur le plan théâtral, La Tumba de Antígona pose la question de son hybridité : la pièce est constituée d’un prologue qui propose une réflexion philosophique sur le mythe d’Antigone et de douze fragments poétiques et théâtraux au cours desquels Antigone monologue ou dialogue avec différents personnages de son entourage. Ce prologue et ces fragments suffisent-ils pour qu’il y ait théâtre ? La Tumba de Antígona ne relève-t-elle pas davantage d’une poésie dramatisée ? La philosophie est intrinsèque à la dramatisation : la partie théâtralisée donne corps à la « Raison poétique » zambranienne. De quelle nature est la « dramaticité » de cette philosophie incarnée » ? La pièce ne cesse de faire des écarts avec les conventions théâtrales : elle est à la fois dramatique car Antigone est représentée en situation d’agir (là est alors la mimèsis praxeos), tragique car Antigone subit la difficulté d’accoucher de sa conscience politique (là serait la dimension cathartique)…
Mais la tonalité chrétienne de La Tumba de Antígona amène à se demander si l’œuvre est encore une tragédie au sens aristotélicien : Antigone est entraînée dans une conversion qui prend le contre-pied sophocléen. La représentation d’une héroïne mystique et contemplative peut-elle encore être cathartique ? Zambrano choisit de représenter une « nouvelle tragédie » de l’anti-violence, où les plaies sont pansées : une œuvre de la réconciliation qui peut être vue comme « post-dramatique », non pas comme H. T. Lehmann l’entend, mais comme une pièce qui refuse le drame de la mort, la désolation et laisse Antigone revenir à la vie, renouant avec une forme de lyrisme.
Le choix de la théâtralisation est une décision résolument philosophique : le glissement d’un paradigme discursif à une mise en espace théâtrale est symptomatique d’un besoin de mettre en vie, de métaboliser les philosophèmes. La pièce devient ainsi un manifeste pour une philosophie incarnée, musicale, relevant d’un logos pré-socratique et post-ortéguien. Post-ortéguien ? Car Zambrano revisite la « Raison vitale » de José Ortega y Gasset et lui préfère la « Raison poétique » qu’elle envisage comme une revitalisation et re-poétisation du vitalisme ortéguien. Une liberté qui lui vaut le désaveu de son maître Ortega y Gasset.
La philosophe n’use pas de concepts pour défendre son propos humaniste mais d’une « Raison poétique », dont le propre est de réconcilier l’idée et l’émotion poétique pour dire la vie et le monde. Quel sens donner au glissement du discours philosophique au choix de l’incarnation par le théâtre, au glissement d’un discours didactique à un discours direct ? Cette alliance de la philosophie et du théâtre amène à questionner la spécificité du logos à l’œuvre dans l’œuvre de Zambrano.
Dans la lignée de l’anti-intellectualisme d’un Nietzsche ou d’un Bergson, la philosophe-dramaturge cherche à créer une langue vivante, musicale et lyrique qui s’oppose aux systèmes rationalistes qui ont engendré, selon elle, les grandes manifestations de violence du XXe siècle, renouant avec un logos de type pré-socratique, prélogique, musical et poétique, antérieur à Socrate (et à la distinction qu’il opère entre le philosophe et le poète). Cette philosophie vivante réussit à dire le monde, la raison devant s’« encharner » (néologisme emprunté à Charles Péguy).
Le choix d’Antigone n’est pas anodin la figure a déjà été traitée par de nombreux philosophes, notamment par Hegel qui en a fait une figure idéaliste. Zambrano opte pour une manifestation physique du personnage : la philosophe défend un nouveau paradigme philosophique, montrant que la philosophe doit être aussi poète pour exprimer une raison vivante et charnelle. Zambrano invente un humanisme de l’incarnation qui passe par l’expression du théâtre et de la musique, propre à traduire l’élan de la vie.