Le 23 mai 2013, Nicolas Ferrier, chercheur au LAPS, auteur d’une thèse intitulée Situations avec spectateurs (Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2012), présentait ses recherches sur la notion de situation. Il nous a montré notamment comment la lecture de Debord pouvait avoir une incidence sur la pratique théâtrale.
Extraits de la discussion :
Ismaël Jude : Comment en es-tu venu à lire, travailler et écrire sur Debord et le théâtre ?
Nicolas Ferrier : Debord est venu très tard dans mes lectures. C’est précisément lorsque j’ai commencé à travailler avec Jean-Michel Bruyère, à l’occasion de ses spectacles-installations, que j’ai commencé à le lire [1]. En lisant le corpus situationniste à travers la grille de lecture du théâtre, je me suis rendu à l’évidence que le théâtre est présent du début à la fin. Dans le texte fondateur de l’Internationale Situationniste, Brecht est d’ailleurs cité. C’est ensuite les notions de « situation » et de « spectacle » qui fondent la conjonction debordienne entre le théâtre et la philosophie. Lire à ce propos les « Problèmes préliminaires à la construction d’une situation » (Notes éditoriales, Internationale situationniste n° 1 / juin 1958) [2].
Penser la situation
Ismaël Jude : Quelle compréhension Debord a-t-il de la « situation » ? Est-elle documentée ou rebondit-il seulement sur un mot qui lui donne à penser ?
Nicolas Ferrier : Debord n’est pas un universitaire, ne se veut ni artiste, ni tout à fait révolutionnaire, ni tout à fait ivrogne… ! Il a lu Sartre (La Nausée, Les Chemins de la liberté…) et s’est intéressé de près à la « situation dramatique », dont on peut faire une généalogie : Sartre s’est inspiré de la situation chez Gabriel Marcel, qui lui-même s’est inspiré du concept de « situation-limite » de Karl Jaspers. Dans sa correspondance, Debord reconnaît que ce qu’il a fait de la situation aurait sans doute fortement déplu à Sartre. Comme tous les situationnistes, il n’a cessé de détourner. Mais ce qu’il est intéressant de noter, c’est que lorsque Debord se saisit de la notion de situation, il le fait sous un angle théâtral. Il cite un passage de La Nausée, où Antoine Roquentin et Anny, son ex-fiancée échangent sur l’idée de « situation privilégiée ». Roquentin dit à Anny quelque chose comme : je n’ai jamais bien compris ce que tu entendais par une situation privilégiée… Ce type de situation peut être défini comme un moment dans lequel on est, on vit, dans lequel on subit une forte passion, une émotion intense et particulière. Tout l’enjeu est de transformer cette situation privilégiée en un « moment parfait », c’est-à-dire d’y injecter de la volonté pour le rendre parfait. Justement, Anny a trouvé le théâtre pour réaliser cette transformation. Sur scène, elle parvient à vivre de tels moments. Mais Anny objecte qu’elle y parvient « pour les autres » sans y parvenir pour elle-même… Car elle n’est jamais suffisamment prise par son rôle. Anny n’est jamais assez dupe de l’illusion théâtrale… Le moment parfait est difficilement atteint car le spectateur et l’acteur gardent toujours une distance certaine avec ce qui se passe au théâtre… Debord est interpellé par cette idée de distanciation. Lorsqu’il découvre Brecht, il écrit un article en 1956 dans une revue surréaliste belge, où il souligne que Brecht a opéré des coupures dans les classiques beaucoup plus efficacement que Duchamp. La distanciation permet aux gens de ne plus s’identifier aux conduites-modèles que le capitalisme, le spectacle urbain nous imposent. Le principe théâtral des situationnistes, c’est la distanciation.
Se mettre en situation
Ismaël Jude : Quelles ont été les actions concrètes des situationnistes ?
Arnaud Carbonnier : Penses-tu qu’Outrage au public de Peter Handke pourrait être une pièce qui fait écho, d’une certaine manière, aux postulats situationnistes ? Elle a été écrite pour être représentée dans des théâtres allemands d’État, jouant sur la situation sociale qu’imposait le lieu. Des acteurs, face au public, venaient dire aux spectateurs qu’ils ne représentaient rien, qu’ils n’incarnaient aucun personnage… André Engel et ses collaborateurs étaient aussi dans une certaine idée de destruction du spectacle, travaillant dans des lieux hors-cadres, donnant lieu à des situations-limites où l’on ne savait parfois s’il y avait du jeu, où les consignes aux acteurs étaient : « Là, tu joues trop… ». Engel est un lecteur de Debord qui s’est interrogé sur la situation avec spectateurs… Un spectateur de théâtre l’est-il encore lorsqu’il n’est plus dans un théâtre et que les cadres de la représentation sont floues ? Je me souviens de son Week-end à Yaïck (1977) d’après Plougatchev de Sergueï Essénine (1921). Le public devait prendre des tickets de tourisme, montait dans des autobus et n’étaient pas emmenés aux mêmes endroits, aux mêmes moments. La situation consistait à leur faire subir le traitement d’un groupe de touristes découvrant l’URSS : les uns séjournant chez une famille d’autochtones, les autres, arrivant dans un auspice, à l’heure de la soupe, sans jamais trop savoir si ce qu’ils étaient en situation d’observer avait été mis en scène ou pas… Des acteurs venaient perturber les situations. Le texte d’Essénine, fragmenté en diverses situations, étaient détourné, décontextualisé.
De la même façon, au Festival de Nancy en 1980, Prométhée Porte-feu qui n’est connu que sous une forme fragmentaire et qui fait partie d’une trilogie d’Eschyle consacrée à Prométhée, dont Bernard Pautrat avait écrit un scénario, remet en question le rôle du spectateur en le transportant dans un endroit en friche. Utilisant des textes de l’anarchiste Ernest Coeurderoy, qui racontent l’histoire d’un révolté et que Prométhée sous les traits d’un forcené proférait sur le toit d’un hangar, Engel convoquait les spectateurs à quatre heures du matin, sur un parking. Quand ils arrivaient, un incendie avait eu lieu. Un corps d’usine vomissait encore des flammes. Engel nous disait : voilà, vous allez assister à une opération de police, voilà comment on mate un forcené.
Existe-t-il un théâtre situationniste ?
Flore Garcin-Marrou : Ce qui m’a intrigué dans ton livre, c’est le passage entre ces constructions de situation et l’idée d’un « théâtre situationniste » que tu décris à travers une confrontation avec Frankin…
Nicolas Ferrier : On est en droit effectivement de se demander s’il y a lieu de parler de « théâtre situationniste ». Nous n’avons pas parlé de l’influence de la tragédie sur Debord (je le détaille dans mon livre), mais il faudrait y passer du temps. Debord n’est pas féru de théâtre : c’est Michèle Bernstein qui signe des articles dans Potlatch sur le théâtre. Par contre, Debord va faire la rencontre en 1954 d’André Frankin avec qui il échange sur le marxisme et les possibilités révolutionnaires qu’offre le temps de loisirs. En 1960, Debord lui commande un article sur le lien entre la révolution culturelle et la révolution politique. Frankin écrit un texte très obscur, où il évoque la construction de situation, la planification individuelle de l’existence, la philosophie marxiste existentielle. Frankin, par ailleurs, écrit des pièces de théâtre, dont trois ont été diffusées sur Radio Liège. Il fait lire à Debord et Bernstein la préface de la pièce Personne et les autres. Debord est enthousiaste et veut faire monter la pièce par Pierre Debauche, mais une brouille survient entre Debord et Frankin et le projet est abandonné. Frankin est exclu de l’IS car il est en désaccord avec Debord sur l’interprétation à donner de la grande grève générale qui a lieu en Belgique en décembre 1960. La préface est publiée dans l’IS sous le titre : « Pour un théâtre nouveau ». On ne peut donc avoir une idée de cette « pièce situationniste » qu’en lisant cette préface : je pense que la pièce de Frankin est aujourd’hui perdue.
Deux ans avant de lire cette pièce, Debord avait écrit deux notes sur le théâtre – il a donc pensé à faire du théâtre avant de se lancer dans des projets cinématographiques. Dans la première note, il envisage de créer des situations dans l’espace public, une ambiance où l’on ne sait si ce qu’il se passe est vrai ou faux, si les acteurs sont des acteurs, tout à fait dans le même sens qu’Augusto Boal. Dans la deuxième note, il aimerait donner lieu à une pièce, qui ne serait ni un drame ni un vaudeville mais un spectacle permanent et vide comme la vie « avec des ouvertures brèves sur ce qui pourrait être ». Concevoir une pièce comme une anti-histoire, qui se déroulerait sur 3 ou 4 heures ; un dialogue entre deux personnes et lui-même. Une scène de vie quotidienne, vide et inintéressante, montrant des personnes/personnages impuissants dans l’acte, efficaces dans la parole : ce sont dans les paroles que des choses pourraient exister. Une reconstitution exacte d’un bavardage, avec cependant des ouvertures brèves laissant émerger ce qui pourrait être. Debord livre alors une réflexion sur ce que pourrait être un « acteur situationniste » : un art maîtrisant à la fois le langage du spectacle et le langage de la révolution. A la fois, l’acteur situationniste doit maîtriser son métier, une diction théâtrale (Debord évoque alors l’art de Sacha Guitry) mais il doit aussi savoir bafouiller, « passer en contrebande », tomber à plat. Cette banalité intéresse Debord, car c’est chez l’amateur, chez le non-spécialiste que quelque chose peut advenir, à condition qu’il maîtrise tout à la fois la langue du spectacle.
Flore Garcin-Marrou : Cela me fait penser à la fascination de Deleuze pour Alain Cuny, un autre acteur « de métier », et pour Carmelo Bene, cabotin devant l’éternel. Ces deux acteurs de métier avaient aussi cette double capacité à déclamer et à bégayer tout à la fois. Et c’est du bégaiement que vient le révolutionnaire, le devenir minoritaire.
Nicolas Ferrier : C’est en effet étonnant de voir mentionné Guitry dans un texte de Debord. Ce type d’acteur a la capacité à maîtriser le spectacle, de la même façon que Debord maîtrise la langue française classique, la langue de la domination, mais c’est pour la subvertir, la détourner, comme les constructions de situation dans la vie quotidienne. Créer quelque chose dans le spectacle qui a la capacité de le subvertir. Dans les films de Debord, on voit de quelle manière il détourne les classiques, comme le fait Orson Welles, auquel il fait souvent référence. Il faut maîtriser le spectacle pour pouvoir le détourner. Debord lui-même est un acteur situationniste : il trompe son monde, pourrait-on dire, il est au centre de ce qu’il critique, au centre du spectacle. Il n’est pas à la marge, il n’est pas underground. Il n’a rien du poète maudit. Ses films sont financés par le grand producteur Gérard Lebovici, qui achète le Studio Cujas pour y projeter exclusivement ses films.
Ismaël Jude : A la fin de la conclusion, tu poses un concept de situation qui sort le spectateur de sa passivité et qui le fait actif. Pourrais-tu nous en dire plus sur ta proposition ?
Nicolas Ferrier : Cette question est complexe. Ce que je remarque, c’est que la société du spectacle est un concept métaphysique – le texte que j’ai écrit [3] pour le colloque que Dimitra Panopoulos et Flore ont organisé à Ulm l’automne dernier va dans ce sens. Un concept métaphysique lié au concept de fétichisme de la marchandise de Marx : ce que Debord va finalement nommer spectacle. Le caractère fétiche de la marchandise est une drôle d’opération ; la capacité qu’à l’être humain à se projeter sur un objet, sa capacité d’idéalisation finit par lui faire prendre la marchandise pour un fétiche – Marx le dit de manière beaucoup plus complexe que cela, mais voilà l’idée. Le fétiche est une puissance que l’homme donne à un objet. Mais ce même homme a la particularité d’oublier ensuite que c’est lui-même qui a accordé ce pouvoir à l’objet… C’est ce même homme qui croit ensuite que c’est Dieu qui parle à travers le fétiche. Dans le spectacle, les marchandises, l’économie marchande ont une capacité à être des outils de pouvoir, alors que c’est nous-mêmes qui les avons investis de ce pouvoir. Debord veut démystifier cette puissance : il faut briser le fétiche. Je renvoie à ce propos aux Spectres de Marx de Derrida, lorsqu’il critique la valeur d’usage de la marchandise et la valeur d’échange… Tout cela renvoie à cette question : de quelle illusion a-t-on besoin ? Comme l’illusion est ce dont on manque dans notre réalité, le spectacle viendrait combler ce que nous n’avons pas dans notre réalité. Il faut interroger ce qui manque à notre réalité sociale. Voilà ce que je peux ébaucher sur ce sujet…
Flore Garcin-Marrou : Ce que j’ai perçu de ta conclusion, c’est que tu dis que le spectateur n’est finalement ni passif, ni actif, en tout cas qu’il ne se définit pas de cette manière. Dans le texte de Frankin que tu cites dans ton livre, il est écrit que la participation du public ne relève ni d’une empathie identificatoire, ni d’une « anti-pathie » distanciatrice, mais d’une « identification distanciée », à la fois passive et active. Cette proposition s’ajoute à d’autres qui cherchent à renouveler ou du moins interroger la relation du spectateur au spectacle : je pense notamment aux travaux de Catherine Naugrette sur les catharsis contemporaines, à l’idée d’esthétique relationnelle théorisée par Nicolas Bourriaud. Le concept que tu proposes alors, celui de « devenir situationnel » me paraît alors dynamiser ces débats aujourd’hui très vifs dans les études théâtrales (Olivier Neveux, dernièrement, l’a réactivé avec son dernier livre, Politiques du spectateur). J’aime l’idée qu’il y ait aujourd’hui une indétermination dans le rapport spectateur/spectacle.
Nicolas Ferrier : Il y a de la place pour l’indétermination. Derrida parle du fétiche dans Glas, notamment de ces énoncés hétérogènes, dans lesquels il y a des énoncés décidables et indécidables. C’est cette séquence qui est intéressante : arriver à mettre de l’indécidable dans le décidable, de l’indéterminable dans la détermination. D’une certaine manière, il y a dans la construction de situation une très large part d’indétermination. Par contre, les situations ont lieu dans un contexte très déterminé. Les situationnistes connaissent très bien les déterminations sociales, politiques, économiques au sein desquelles ils interviennent, mais ils laissent toujours une part d’indétermination pour créer du jeu.
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[1] Nicolas Ferrier a collaboré notamment au spectacle-installation Jëkk (Sui in res), représenté au Festival d’Avignon, Chapelle Saint-Charles, en 2004.
[2] « Problèmes préliminaires à la construction d’une situation » (Notes éditoriales, Internationale situationniste n° 1 / juin 1958)
[3] « Le physique du théâtre contre la métaphysique du spectacle. Essai sur Guy Debord », Nicolas Ferrier