Liza Kharoubi est maître de conférences en Théâtre Anglophone Contemporain à l’Université d’Avignon, agrégée d’Anglais, docteur de l’Université Paris IV-Sorbonne. Son doctorat porte sur le théâtre d’Harold Pinter et la philosophie d’Emmanuel Lévinas et s’intitule « Le visage de la scène ». Lire la position de thèse et l’introduction.
Ses intérêts de recherche croisent la littérature et la philosophie contemporaines, et plus particulièrement les arts du spectacle avec les récents développements de l’éthique française (Emmanuel Lévinas, Michel Serres, Jacques Derrida, Michel Guérin) et anglo-saxonne (Stanley Cavell, Simon Critchley, Martha Nussbaum, Avital Ronell). La recherche interdisciplinaire ainsi menée vise à réfléchir sur les enjeux sociaux, éthiques, politiques mais aussi pédagogiques du développement de la littérature et de la pratique théâtrale aujourd’hui.
En mai 2011, elle a participé à une lecture de Finnegans Wake, pendant 36 heures, nuit et jour, à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, proposant d’expérimenter l’adaptation scénique d’une telle œuvre-limite. En juin 2012, elle a participé à la Mellon Summer School à l’Université d’Harvard à Boston sur le thème « Theatre and Philosophy » qui fédère outre-atlantique un nombre grandissant de chercheurs. Elle tente actuellement de participer au développement de ce champ de recherche en France.
Quelques chercheurs du LAPS ont fait sa connaissance lors de la journée des doctorants de Denis Guénoun, « Des idées de théâtre : pratiques en théorie », organisée en 2009. Elle y avait parlé du « rôle de Shakespeare dans la philosophie de Stanley Cavell » (lire le PDF). Elle est aujourd’hui chercheure associée du LAPS.
Pour préparer la séance du 15 janvier :
Recension de l’article « The Caretaker of Humanity » : pour une praxis théâtrale » de L. Kharoubi
C’est le point de départ de l’étude de Liza Kharoubi : cette pièce ne relève d’aucun réalisme social qui déboucherait sur une catharsis. La façon de traiter le « sujet-moral » est toute autre. La scène n’est pas lieu d’un drame, mais d’un jeu. Précisons que L. Kharoubi entend la « scène » comme le lieu de la présentation théâtrale, en dehors de son rapport au public (c’est alors le « théâtre » qui désigne le lieu de ce rapport). Le premier postulat de cette étude est que la scène est un « espace total » au sens lévinassien du terme, à savoir un espace où l’être devient « être total », jeu de guerre : la violence tend alors, non pas à blesser, anéantir, mais à « interrompre la continuité des personnes, à leur faire jouer des rôles », « à faire accomplir des actes qui vont détruire toute possibilité d’acte [1] ». Lorsqu’Aston recueille Davies, il n’y a aucune passion, mais une indifférence et une cruauté, sur un espace vide, qui n’entretient aucun rapport mimétique avec la réalité. Aston offre un refuge qui n’a rien d’accueillant. Le décor est constitué de reliques d’humanité, outils et matériaux hors d’usage, détournés de leur fonction, à l’image d’une scène dont le décor ne cherche pas à faire sens. Sans qu’il s’agisse seulement d’absurde, cette scène témoigne d’une non-affectation par le Temps. Le décor est figé, répétitif. Ainsi, « L’absence de temps évide l’espace scénique de son humanité ». Les actions n’ont plus de fin. Les personnages sont inhumains, en tant qu’ils sont étrangers au sens. Ce qui revient à poser cette autre hypothèse de recherche : l’absence de temps sur scène implique une véritable négation de l’Autre (le temps est souci de l’autre, comme l’explique Lévinas). Si bien que la scène devient spectrale, lieu d’apparition de fantômes et d’invisibles ; sorte d’enfer où est suspendu le temps, où règnent l’injustice et la solitude. Si le temps est souci de l’autre, l’éthique s’envisage à partir du temps. Par l’absence de temps, The Caretaker apparaît comme une pièce défiant l’éthique.
Quelles formes prend ce défi ? Après une étude de la « scène », L. Kharoubi analyse le « théâtre », à savoir le public face à la scène, qu’elle identifie sous le terme de « praxis théâtrale ». En quoi consiste cette praxis ? Qu’est-ce que le public vient-il y chercher ? Le soulagement ? Le divertissement ? Le spectacle de la cruauté ? Il semble que le public pinterien accède à une certaine « éthique de la honte » (Ethics of (Un)care). D’emblée, on peut croire que la honte est ressentie par Davis (honte de sa précarité, de sa faim, de son passé…), mais la pièce montre que Pinter renvoie la honte sur le public. C’est bien le public assis là qui doit avoir honte pour un autre que lui-même (Davies). Ainsi s’établit un « jeu de rôles », un « jeu de positions », un « jeu du martyr » ou un « jeu du témoin ». Le jeu du martyr consiste à mettre le public dans une situation où il est amené à contempler, témoigner de la souffrance d’autrui sans réagir, en se divertissant. Le public est soumis à une prise d’otage, pour qui il a payé un billet d’entrée. Par là même, le public ne peut plus être innocent. La pièce de Pinter permet d’avancer que la praxis éthique théâtrale ne relève pas de la catharsis et qu’elle peut être un point de départ d’une réflexion éthique, créatrice et collective.
Recension de l’introduction de la thèse de Liza Kharoubi
La thèse de Doctorat en Études Anglophones de L. Kharoubi, soutenue à l’Université Paris IV-Sorbonne le 7 décembre 2007, s’intitule : Le visage de la scène. L’Autre monde d’Harold Pinter et Emmanuel Lévinas.
La scène présente alors son propre visage : éborgnée, torturée, silencieuse, mal éclairée… Notons que l’expression « visage de la scène » est une interprétation de L. Kharoubi de la philosophie de Lévinas qui maintient la scène de théâtre dans le domaine des apparences, donc dans le domaine de l’Être et non de l’Autre et du visage… La question posée est alors : quel est le sens du séjour de l’homme en sa demeure ? L’approche lévinassienne du « visage de la scène » dans le théâtre de Pinter permet de saisir le sens éthique du drame, dans son rapport au public, passif et impuissant devant la défiguration des personnages et des discours. De cette façon, vivant un face-à-face avec la scène et son visage, le public se trouve dans une situation éthique : l’éthique étant, d’après Lévinas dans De l’existence à l’existant, ce face-à-face avec autrui qui nous ordonne (et non pas seulement une morale, interprétation naïve de l’éthique). Le public est dans une proximité physique telle avec les acteurs qu’elle peut devenir insoutenable, tant le « visage de la scène » nous apparaît grossi, tant le face-à-face nous met dans une urgence difficilement vivable. Un vrai jeu s’installe entre la scène et le public, ainsi qu’entre les acteurs : une agôn littéraire, qui tient moins de la forme dramatique, que de la forme du jeu de guerre, du champ de bataille qui ne sont pas nécessairement dialectiques comme dans le drame et qui permettent de mettre en scène des personnages voués à leur auto-anéantissement. Ces personnages en voie d’extinction apparaissent loin du public, comme si leur sort avait été scellé et que leur perte nous arrivait avec quelques temps de décalage.
Cette distance exclut toute approche cathartique basée sur l’identification des personnages. Scène et public n’appartiennent pas à la même temporalité et l’éthique de leur relation tient dans un face-à-face qui place le public dans une singulière position : celle de prendre plaisir à voler ces images de déliquescence (ce qui explique que le théâtre de Pinter commence et termine presque toujours in medias res), comme si le public surprenait le visage nu de la scène, dans une position de vulnérabilité telle que le regard du public se transforme en viol. L’éthique de Lévinas tient plus de la violence que du partage. L’altérité que le public ressent face à la scène ne peut être un rapport d’égalité, un rapport identificatoire. Une conséquence de l’altérité est la responsabilité du public, face à la scène ; responsabilité pour autrui, cet autrui qui se trouve dans une situation de vulnérabilité ou de nudité. Le public se retrouve responsable face à la scène, de ce qu’il regarde : pris en otage, en quelque sorte, par un jeu de guerre. Le « face-à-face » que Lévinas développe dans Altérité et transcendance, montre qu’il est soit un écoute et une compréhension de l’autre, soit un jeu perfide de masques qui permet de se dérober à la responsabilité que la relation à autrui implique.
Sur scène, les personnages jouent la guerre. Mais la scène dévoile, dans le même temps, la vérité humaine, cruelle et égoïste. Pour Lévinas, la vérité montre la face cachée de l’Être, son chaos informe et grouillant : un monde sans société, plein d’horreur. La vérité est bel et bien obscène, cruelle et si le théâtre montre trop cette vérité, il signe sa perte (tel a été le cas pour le théâtre de la cruauté d’Artaud). Ainsi, la vérité doit être limitée : Lévinas lui substitue la sincérité, Pinter tient la vérité à distance car il peut dire encore quelque chose de ce monde. La parole incarne alors le « pour-l’autre » lévinassien, qui définit le sujet à partir d’autrui. Cette hypothèse est une manière d’affirmer que la philosophie lévinassienne devient le lieu du jeu du langage. Alors, le théâtre n’est plus voué à une extinction définitive : il se réinvente, n’implique plus de catharsis mais une « passion ». Les personnages ne suivent plus l’impératif d’être identifiés de manière mimétique par le public, mais peuvent ressembler à des animaux, des créatures ou des assemblages nouveaux. Cette « passion du spectacle » désigne la situation du public, passif et dans une responsabilité pour autrui, pris d’une certaine douleur face au drame. Martyr, le public donne à cette passion une valeur éthique. La passion devenant une néo-catharsis qui ne purgerait aucune passion, mais qui humilierait le public égoïste assis dans son fauteuil, provoquerait la honte de l’humain face au visage vulnérable de la scène.
Dans cette thèse, L. Kharoubi fait fonctionner le théâtre avec des concepts lévinassiens, tels que la demeure, l’horreur de l’Être, l’exotisme, l’évasion, la trace, l’oubli, la nudité, le visage, l’Autre. Il ne s’agit en aucun cas d’instrumentaliser le discours philosophique, ni le texte de théâtre, mais plutôt de les faire communiquer comme deux vases surréalistes. Parfois ces mondes se superposent, parfois les différences sont criantes, mais il y a bien des « nœuds » qui se serrent. Même si cette approche est profane, elle est, pour l’auteure, un « beau risque à courir ».
Pour une autre éthique de la performance théâtrale, par Liza Kharoubi
Mon intervention du 15 janvier prochain proposera un parcours jalonné de ce qui pourrait à terme constituer une « autre » éthique de la performance théâtrale, un autrement qu’être théâtral.
Il s’agira d’abord de faire un retour sur la catharsis aristotélicienne à travers la philosophie contemporaine (notamment américaine, mais aussi française) afin de dégager un « impératif » de la performance original ancré dans les gestes du corps sur scène et dans les gestes d’écriture du texte dramatique lui-même. On distinguera à cette fin le concept d’ « éthique » de celui de « morale », l’urgence de l’éthique contrastant avec la rigoureuse construction d’un système de valeurs.
Entre les défenseurs d’un théâtre des idées, d’un théâtre de la parole poétique ou naturaliste, et le « corporealism » ambiant dans le domaine des « performance studies » actuelles, cette approche de la performance théâtrale essaie de reformuler l’intérêt éthique de la performance des corps dans le texte et du texte dans les corps. Il sera fait appel à des performances de textes de théâtre contemporains du domaine anglophone qui montrent corps et textes se mettant mutuellement en danger. Le théâtre y devient « technique de la chair » ou plus exactement « chair technique », style ou posture du corps dans la parole, et geste de la parole dans les corps. Ce concept de « chair technique » a été élaboré lors de précédentes communications en anglais sous l’appellation peut-être plus seyante de « technoflesh ». Le mot « chair » emprunte des accents phénoménologiques tels qu’ils sont parlés dans la philosophie d’Alphonso Lingis.
Cette étude s’inscrit dans un projet de recherche plus large sur les relations entre théâtre et éthique, où le théâtre se présenterait comme la hantise de la philosophie morale traditionnelle, sa honte, ou encore son « Portrait de Dorian Gray ». D’où vient en effet cette peur que les idées et les vérités se déguisent et se prostituent à une fable, qu’elles soient sans cesse remises en jeu ? S’agit-il seulement, sur scène, de montrer le relativisme de toute forme et de s’enfermer dans un scepticisme radical ?
La discussion avec le LAPS tournera autour de quatre points principaux de réflexion : la violence, la catharsis, le temps et la responsabilité du public.
Bibliographie en langue française
_ « The Caretaker of Humanity » : pour une praxis théâtrale. La Clé des Langues, Lyon, ENS LYON/DGESCO.
_ « L’Effet Tempête ou de la transsubstantiation littéraire : descente de la violence dans le corps théâtral » in La violence du quotidien dans le cinéma et le théâtre contemporains, Florence Thérond dir., Université Montpellier III, (à paraître 2013). (Sur Lévinas et Wertenbaker)
_ « L’exil du décor : géographies de l’altérité dans le théâtre d’Harold Pinter », in Théâtre anglophone. De Shakespeare à Sarah Kane: l’envers du décor. Claude Coulon et Florence March, dir., Vic La Gardiole, L’Entretemps, juin 2008, p. 118- 132.
_ « Scènes de fin du monde : l’imminence du chaos dans le théâtre d’Harold Pinter », actes du colloque « Ordre et Désordre » qui s’est tenu à l’université Laval, Québec, les 12 au 12 mai 2006, à paraître en 2007
_« La solitude à deux : l’ensorcellement de la parole dans le théâtre d’Harold Pinter », dans Le Monologue au théâtre, Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre, dir., Presses Universitaires de Dijon, « Écritures », Dijon, 2006
Bibliographie en langue anglais
_ « Looking back through smoke: the faces of memory in Harold Pinter’s Old Times », Études Britanniques Contemporaines, n° 29, octobre 2004.
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