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Performer le corps utopique de Foucault : le Collectif 71 au MAC/VAL

Le 24 février dernier, le Collectif 71 s’est fait le guide d’une visite « inventée » de l’exposition Vivement demain [1]. Pour préparer la performance qui allait clore la visite guidée, les actrices du collectif ont lancé un appel à participation à des volontaires de tous horizons, leur proposant de venir travailler avec elles lors d’un après-midi d’atelier au musée. Flore Garcin-Marrou et Raffaëlla Gardon du LAPS y ont participé.

L’accrochage du MAC/VAL est renouvelé tous les ans. Les thèmes choisis sont à tonalité humaniste. Cette année, il s’agit de l’utopie. Alexia Fabre, conservatrice en chef du musée, définit l’utopie comme une inévitable nature de l’homme, et plus particulièrement de l’artiste, qui utilise son pouvoir visionnaire afin de rêver un futur, mais surtout, de questionner son présent. Cette problématique agite l’histoire de l’art comme la philosophie.

Le collectif 71 travaille depuis 2004 à inventer une théâtralité propre aux textes de Michel Foucault, cherchant de nouveaux dispositifs pour révéler l’évidente théâtralité d’une pensée au croisement de la philosophie, de l’histoire, des sciences sociales.  Après avoir monté un feuilleton théâtral en trois volets (Foucault 71, La Prison, Qui suis-je maintenant ?), le collectif s’attèle à la création d’un spectacle autour d’une conférence radiophonique de Foucault donnée le 7 décembre 1966 sur France Culture et qui porte sur le corps utopique [2]. Le spectacle sera représenté, notamment, au Théâtre de la Bastille en 2014.

Le corps utopique est le point de croisement entre le thème de l’exposition du MAC/VAL et les préoccupations du Collectif 71.  Foucault part du constat que le corps est lourd, captif, délimité. Il ne nous est jamais donné d’en sortir. Il est le point d’ancrage nécessaire à notre réalité la plus matérielle.

Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir, le matin, sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. Il est ici irréparablement, jamais ailleurs. Mon corps, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps.

Pourtant il est un territoire d’où naissent des utopies. Il est un lieu qui nous pousse à imaginer d’autres lieux qu’habiteraient d’autres corps qui ne ressembleraient pas à nos corps subis. Ces corps utopiques sont élastiques, transparents, gazeux, irradiants, minuscules, gigantesques, immortels.

L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré ; et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel.

Ces corps utopiques ne sont pas seulement incorporels, mais peuvent aussi être possédés, chorégraphiés, érotisés. Si le corps de l’acteur est maquillé, masqué, paré, ce n’est pas seulement pour paraître plus beau au public, mais aussi pour convoquer les réminiscences d’un mystère sacré ou de forces invisibles. En disparaissant pour laisser apparaître le corps de la figure incarnée, le corps de l’acteur signifie au spectateur qu’il est bien au théâtre.

Le masque, le tatouage, le fard placent le corps dans un autre espace, ils le font entrer dans un lieu qui n’a pas de lieu directement dans le monde, ils font de ce corps un fragment d’espace imaginaire qui va communiquer avec l’univers des divinités ou avec l’univers d’autrui. 

Le corps utopique de l’acteur se définit par un paradoxe : il donne à voir totalement un corps qu’il ne voit jamais dans sa totalité, soit face par face dans un miroir, soit en imaginant ce qu’il peut être (fantasmant l’arrière de son crâne, la courbure de son dos). Le corps utopique est à la fois visible et invisible. Si les utopies se sont construites à partir d’un corps matériel subi, elles s’en sont dégagées pour mieux y revenir.

Après tout, est-ce que le corps du danseur n’est pas justement un corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois ? Et les drogués aussi, et les possédés. (…) [Mon corps] est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine.

L’atelier préparatoire

Lucie Nicolas et Lucie Valon accueillent des groupes de volontaires afin de les préparer à la performance collective qui terminera leur visite guidée. Des exercices de cohésion du groupe ouvrent la séance. Les participants choisissent ensuite des carrés de tissu de couleur dont ils se drapent. Le Collectif 71 donne des consignes : ces figures viendront des quatre coins du grand hall du MAC/VAL. Elles auront une démarche plutôt lente, chercheront un endroit de l’espace où elles se trouvent bien, veillant à respecter un certain équilibre de plateau et à se trouver à proximité d’autres tissus de couleur dans la même gamme de ton. Quand chacun sera stabilisé, le dévoilement pourra avoir lieu, en laissant au geste le temps de faire sens.

La visite inventée du Collectif 71

Station 1

Le jour de la visite inventée, les visiteurs sont accueillis par trois comédiennes du Collectif 71, portant des masques de Foucault. Elles les guident vers une première œuvre, résonnant particulièrement avec le corps utopique foucaldien : une photographie de Kim Sooja, intitulée « Encounter – Looking into sewing » (1998). C’est un corps que l’on devine de femme, enseveli sous une multitude de tissus colorés et brodés. Le corps est caché, sauf une botte blanche que l’on aperçoit : mais cette présence suffit à provoquer une « rencontre » étrange avec le regardeur. Kimsooja travaille régulièrement ces bottari, couvre-lits traditionnels coréens, que l’on exhibe lors des moments initiatiques de la vie, de la naissance (c’est le tissu dont on emmaillote les nourrissons) à la mort (c’est le linceul avec lequel on enveloppe les cadavres). Le voile questionne le corps de la femme dissimulé, le corps de la femme vêtu, paré, brodé, le corps à la fois objet et sujet d’une œuvre. Des questions que des artistes féminines ont commencé à poser dès les années 1960. Yoko Ono, lors de sa performance « Cut piece » (1964) ou encore l’artiste française de Body art, Gina Pane [3]. Le corps devient alors une matière délirante, souffrante, symbolique, anthropologique. Le corps enseveli sous les tissus de Kimsooja est l’image convoquée lors de la performance collective finale.

Station 2

Sur le sol, des bandes de papiers donnent à lire des passages du texte de Foucault et guident vers une deuxième œuvre : la « danse du scalp » d’Annette Messager. Ces chevelures en suspension, mises en mouvement par le souffle de ventilateurs interrogent un corps féminin dans une fragmentation symbolique : ces scalps dans le vent signent-ils sa libération sexuelle, son indépendance ? Sont-ils les preuves macabres des violences faites aux femmes dont on expose les scalps comme des trophées de guerre ? Sont-ils des crêtes punk, ou symbolisent-ils la fluidité du corps libéré de la danseuse Isadora Duncan ? Font-ils référence aux corps des fées, aux corps invisibles évoqués par Foucault dans Le Corps utopique ?

Station 3

Devant L’arbre et le lierre (2010) de Pierre Malphettes, qui reconstitue un fragment de paysage avec des matériaux industriels, deux comédiennes écrivent des extraits de textes sur les vitres du musée, donnant sur le jardin. L’écriture aussi se déroule comme un paysage mais aussi sur les corps des comédiennes, qui deviennent supports de l’écriture. Le corps de l’acteur est ici présenté dans sa fonction paradoxale : sujet de l’acte mais aussi objet de l’acte.

Station 4

Les visiteurs peuvent entrer dans une pièce exigüe au fond de laquelle est projetée une vidéo d’Eric Duyckaerts, Euristique (2011). L’artiste belge parodie le discours d’un universitaire (ou un savant-fou) : il en emprunte toutes les postures typiques, les gestes stéréotypés de l’homme de savoir, et performe un discours sérieux en apparence qui regorge, si l’on écoute bien, d’anachronismes surréalistes. Puis, devant l’installation de Jean-Luc Verna, intitulée Paramour (2010), qui parodie le logo de la Paramount, une des plus grandes sociétés de production cinématographique américaine, montrant l’alliance paradoxale du sentiment et de la suprématie économique, deux comédiennes, attablées, sur le mode de la conférence, continuent de dérouler le texte de Foucault. Ces deux œuvres permettent de penser directement la nature du corps de l’homme savoir. Un corps stéréotypé par l’exercice universitaire, un corps-véhicule de l’esprit, un corps-incarnation une pensée…

Station 5

Le parcours terminé, les visiteurs accèdent à une mezzanine qui donne sur le hall central du musée. C’est le lieu de la performance collective. De tous les coins de ce hall surgissent des silhouettes drapées de tissus colorés, de multiples avatars de la silhouette photographiée par l’artiste Kimsooja. Lorsque la conférence sur le corps utopique résonne dans le hall, les silhouettes investissent l’espace puis s’immobilisent. Dans le silence, elles se dévoilent lentement. Puis, lorsque l’on entend de nouveau le texte, les participants dévoilent chacun un mot qui leur a été collé à divers endroits du corps. A partir de ces mots, il faut assembler une phrase. Cette phrase, la voici : « En tout cas, il y a une chose certaine, c’est que le corps humain est l’acteur principal de toutes les utopies ». Cette performance collective questionne le corps de l’acteur, mais aussi le corps au sein du collectif : l’expérience corporelle produit-elle une forme de savoir ? Peut-on penser à plusieurs ? Que dire de l’intelligence collective ?

 

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[1] Le parcours de l’exposition sur le site du MAC/VAL.
[2] Michel Foucault, Le Corps utopique, Les Hétérotopies, Paris, Nouvelles Editions Lignes, 2009. Écouter la conférence sur Youtube : Partie 1 et partie 2.
[3] Gina Pane est célèbre notamment pour son action « Escalade sanglante » (Paris, 1971), au cours de laquelle elle gravit pieds et mains nues, sans anesthésie, une échelle aux arêtes tranchantes. Par cette douleur volontaire, elle questionne le désir de l’homme pour l’auto-mutilation, la torture, l’escalade américaine au Vietnam…

 

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