Enregistrement audio de Martin Puchner lors de son intervention au séminaire du LAPS le 8 mars 2013 (mp3).
Martin Puchner, Labo LAPS 2013
Martin Puchner décrit tout d’abord l’intérêt croissant que suscite, aux États-Unis, l’étude de la relation entre le théâtre et la philosophie. Cette double approche du théâtre par la philosophie et de la philosophie par le théâtre permet de soulever des questions générales et complexes. La rencontre de ces pratiques discursives est donc, outre-atlantique, une discipline naissante. Il note qu’elle a déjà été posée, par exemple, de façon plus large, par Michael Fried à travers sa réflexion sur « théâtralité des arts » dans l’ouvrage Contre la théâtralité. Du minimalisme à la photographie contemporaine (NRF, essais, Gallimard, 2007). Si la pensée gagne les installation arts et les performance arts, la majorité des universitaires reste sur la défensive à l’égard de ces phénomènes de mixité.
Deux raisons principales peuvent expliquer les réticences à articuler le théâtre et la philosophie. La première est liée à une certaine hostilité de la philosophie envers le théâtre. Martin Puchner en dégage trois formes principales : dans le domaine moral (pensons aux diverses condamnations du théâtre, ou plus particulièrement des acteurs, à leurs vies dissolues, qui excitent les mauvaises passions, etc.) ; dans le domaine esthétique (le théâtre n’est pas un art pur, mais un art mêlant plusieurs pratiques hétérogènes) ; et dans le domaine épistémologique (le théâtre présente comme vrai ce qui est faux). La seconde est liée à une certaine méfiance du côté théâtral envers la philosophie : peut-être plus encore aux États-Unis qu’en France, on trouve l’idée que le théâtre est essentiellement affaire de corps, qu’il ne faut pas trop être dans les « idées » quand on fait du théâtre (elles ont quelque chose de lourd sur scène, orientent la pratique dans un sens didactique et finalement peu théâtral).
La difficile articulation entre le théâtre et la philosophie se cristallise historiquement autour de la figure de Platon qui, comme le relate Diogène Laërce, a brûlé les tragédies qu’il avait écrites. Pourquoi ? Pour renaître comme philosophe ? Cet autodafé ne marque pas la fin d’une vocation, mais plutôt un changement de direction qui l’amène à concevoir les dialogues socratiques, conçus comme des scénarios, combinant des idées et des actions. Forme alternative au théâtre tel qu’on le représente dans les concours de tragédie et de comédie, le dialogue socratique est un « théâtre d’idées » qui cristallise l’alliance entre le théâtre et la philosophie, liés par une étymologie commune « thea », que l’on trouve dans les mots « théorie » et « théâtre ».
Martin Puchner nous éclaire sur la structure de son livre The Drama of Ideas : il examine, dans un premier temps, la tradition des “Socrates plays”, c’est-à-dire des pièces mettant en scène le philosophe en tant que protagoniste du drame. L’auteur a opéré une véritable recollection de ces pièces, à travers le monde. Cela donne lieu à une bibliographie de plus de cents occurrences, dont plus de la moitié a été écrite après 1900. L’étape suivante de sa réflexion consiste à forger ce qu’il appelle « The Drama of Ideas », en étudiant des dramaturges modernes tels que Strindberg, Kaiser, Wilde, Shaw, Pirandello, Brecht et Stoppard. Le dessein de l’auteur est d’établir les modalités d’un « théâtre d’idées » moderne. Tous ces auteurs modernes sont alors considérés comme des auteurs platoniciens : non seulement parce que leur théâtre s’inscrit dans une tradition anti-aristotélicienne, mais aussi, parce qu’ils développent des écritures dramatiques qui, littéralement, mettent en scène des idées.
Oscar Wilde (1854-1900) conçoit le dialogue théâtral comme un retour réflexif sur les dialogues de Platon. Sa dimension platonicienne est révélée par la manière dont la théorie des idées est traduite dans le domaine de l’esthétique, dont la théorie des formes peut être capturée par les arts, notamment dans Salomé et L’importance d’être Constant. George Bernard Shaw (1856-1950) est un contemporain de Wilde. Différent de ce dernier (il est socialiste, polémiste et cultive un style de vie très différent du dandysme de Wilde), il en est pourtant son étrange miroir. Le théâtre des idées de Shaw est considéré comme une forme possible de drame platonicien moderne. Cette « comédie des idées », que Puchner identifie dans la pièce Man and superman: A Comedy and a Philosophy (1903), montre comment Shaw réussit dans l’écriture, une singulière conjonction entre la comédie et la philosophie. Au milieu de la comédie qui se joue entre le pamphlétaire révolutionnaire John Tanner et Ann, Shaw introduit un dialogue philosophique, Don Juan in Hell, dans lequel tous les rôles de la comédie incarnent des personnages de la pièce de Molière, Dom Juan. A cela, s’ajoutent une préface expliquant le lien entre philosophie et comédie et un appendice écrit par le personnage John Tanner sur la figure du surhomme, à la confluence de Darwin, Nietzsche et Bergson.
Le dramaturge allemand Georg Kaiser (1878-1945) a lui aussi écrit des pièces socratiques. La pièce Alcibiade sauvé (Der gerettete Alkibiades) (1917-1919 [1]) est cruciale pour penser une dramaturgie platonicienne moderne. Partant de l’anecdote qui veut que, durant la guerre du Péloponnèse, Socrate ait sauvé Alcibiade, Kaiser ne fait pas de Socrate un héros conventionnel. Souffrant d’une épine dans le pied et, pour cette raison, restant en arrière de ses camarades, Socrate se trouve par hasard en mesure de sauver Alcibiade, encerclé par l’ennemi. Le Socrate de Kaiser est bien loin d’incarner l’esprit de la démocratie athénienne et n’anticipe pas le monothéisme judéo-chrétien… Il apparaît davantage comme un anti-héros qui agit par accident, s’adaptant aux contingences et aux lois du chaos. C’est en cela que le Socrate de Kaiser est une figure moderne. S’emparer de la tradition platonicienne permet à l’auteur de poser les bases d’un théâtre moderne. Il s’en explique dans un essai intitulé « Plato’s Drama » : les dialogues platoniciens peuvent permettre au théâtre de n’être plus que Schauspiel (théâtre, au sens littéral, lieu d’où l’on voit), mais aussi Denkspiel (théâtre où l’on pense).
Enfin, Martin Puchner prend un soin particulier à expliquer de quelle manière l’anti-aristotélisme de Brecht le pousse à le considérer comme un auteur platonicien singulier, étudiant les dialogues de L’Achat du cuivre (Dialogue aus dem Messingkauf) où le personnage central est simplement appelé « le philosophe ». Mais l’auteur précise que Brecht est platonicien, à condition que le qualificatif « platonicien » ne signifie pas nécessairement « idéaliste » : le platonisme brechtien s’accommode du matérialisme historique, propre à maintenir un point d’équilibre savant entre la matière et les idées.
Martin Puchner, dans son allocution, retrace enfin brièvement les derniers chapitres de The Drama of Ideas, consacrés aux travaux des philosophes qui se penchent, de manières diverses, sur la relation théâtre/philosophie, examinant les aspects théâtraux de la pensée de Kierkegaard, Nietzsche, Sartre, Camus, Kenneth Burke et Deleuze. Au sujet du dernier chapitre, Martin Puchner s’arrête plus longuement sur les philosophes qu’il identifie sous le nom de « nouveaux platoniciens » : Iris Murdoch, Martha Nussbaum et Alain Badiou. Outre le fait que Badiou soit un philosophe conjuguant son activité spéculative à une activité théâtrale, il est aussi celui qui prône un retour à un platonisme rationaliste. De quelle manière ? Déclarer la fin de la métaphysique (platonicienne), en suivant Nietzsche, Marx, Heidegger ou Derrida, c’est donner raison aux ennemis : aux sophistes et autres relativistes. Badiou oppose à ce danger sophistique, une nouvelle doctrine de la vérité. Contre les formes de transcendance, niant toute existence d’universaux, Alain Badiou entend élaborer une pensée du multiple qui n’entre pas pour autant en stricte opposition avec le platonisme. En cela, sa pensée diffère de celle de Deleuze qui manifeste son anti-platonisme à travers l’idée du multiple. Pour Badiou, Deleuze incarne la tendance de la philosophie moderne à « jeter Platon avec l’eau du bain platonicien » et à verser dans une pensée de la contingence, de l’immanence, de l’hétérogénéité… Martin Puchner finit par décrire de quelle manière les pièces de Badiou sont un théâtre de lutte des idées et déplore qu’elles aient encore si peu d’audience en France et aux Etats-Unis [2]…
Quelques questions de l’assistance :
Elisabeth Angel-Perez : Pourriez-vous dire quelques mots du théâtre de Beckett ?
Martin Puchner : Samuel Beckett a dit ne pas s’intéresser aux idées mais à la forme des idées, élaborant une sorte de théâtre des idées, sans les idées. C’est par ce biais que les philosophes aiment rejoindre Beckett.
Anna Street : Quelle est la relation entre la métaphysique et l’évènement ? Est-ce que la métaphysique est toujours un évènement, quelque chose qui se passe, qui interrompt, mais auquel manque une stabilité ontologique ? Et en ce sens, diriez-vous que les formes platoniciennes ne sont que des métaphores pour ce qui n’est pas, le rien (the « no – thing »), toujours en opposition dialectique, comme l’idée de la vérité développée par Badiou en tant qu’évènement exceptionnel caractérisé par une négativité ?
Martin Puchner : Je trouve qu’un raisonnement par négation est un peu trop facile de nos jours, et je soupçonne que Badiou est, en fait, plus proche des post-structuralistes qu’il ne voudrait l’admettre.
X : George Steiner a choqué lorsqu’il a trouvé de la philosophie dans le théâtre de Shakespeare [3]. On peut notamment le sentir dans King Lear, où l’esprit souffre d’être un corps…
Martin Puchner : Il faut faire attention de bien savoir de quel Platon nous parlons… Je soutiens cette lecture platonicienne de Shakespeare. De la même façon, il est intéressant de réfléchir au contenu philosophique des pièces de Tom Stoppard. Arcadia (1993) pose les questions du pouvoir, de la modernité, de la vérité. Jumpers (1972) est une farce qui critique le domaine de l’enseignement philosophique : Stoppard compare la réflexion philosophique à une compétition de gymnastique, mettant en scène George Moore, professeur de philosophie morale, préparant une conférence sur les preuves de l’existence de dieu et le professeur McFee, professeur de logique et sceptique.
Anna Street : En conclusion de votre livre, vous dites qu’un théâtre d’idées libère le corps mais aussi lui impose une place subordonnée aux idées. Le théâtre est ainsi au service de la philosophie, mais est-ce que la philosophie a aussi besoin du théâtre ? Y-a-t-il un contenu philosophique fondamental qui ne peut être exprimé que de façon dramatique ?
Martin Puchner : J’ai cherché à rétablir un équilibre au sein des études théâtrales qui ont complètement oublié le rôle indispensable des idées. Mon but n’était pas d’expliquer la nature dramatique de la philosophie autant que d’expliquer la nature philosophique des arts dramatiques.
Elisabeth Angel-Perez : De nouveaux drames des idées ne se jouent-ils pas aujourd’hui lorsque l’auteur dramatique monte sur le plateau et se met en scène ? Le dramaturge, ainsi, raconte son expérience, exprime ses idées sur la scène.
Martin Puchner : Oui, cette idée est intéressante. On pense à Harold Pinter et au discours qu’il a tenu quand il a reçu le prix Nobel en 2005.
Anna Street : Vous parlez d’un genre philosophique dramatique. Considérez-vous que ce genre philosophique a des tendances plutôt comiques ou plutôt tragiques ?
Martin Puchner : J’ai un intérêt particulier pour la comédie. Un ami professeur de l’Université de North Carolina, universitaire d’influence pragmatiste, décrit la comédie comme la meilleure forme pour décrire la démocratie, car elle rend compte de la contingence…
(Compte-rendu collectif rédigé par Nicolas Doutey, Flore Garcin-Marrou, Thomas Newman et Anna Street, relu par Liza Kharoubi)
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[1] Théâtre 1912-1919 : Du matin à minuit / Les Bourgeois de Calais / Alcibiade sauvé, texte français de René Radrizzani, L’Arche éditeur, Paris, 1994.
[2] [ndlr : Nous renvoyons à la vidéo d’une performance d’Alain Badiou et de Joe Litvak, lisant un extrait d’Ahmed le Subtil, le 02/07/2011 à Berlin] Joseph Litvak a traduit quelques scènes du théâtre de Badiou dont on peut voir des mises en scène outre-atlantiques (Uc, Irvine, 2010, Ahmed the Philosopher, Scene 1 : Politics et Scene 2 : The Multiple)
[3] George Steiner, Poésie de la pensée (The Poetry of Thought), Gallimard, coll. « Essais », 2011. Voir aussi l’interview donnée à Télérama, 12/12/2011