La Vérité en pointure : Derrida au théâtre

Le 9 juin 2013, au Théâtre de Gennevilliers, lors d’une des nombreuses manifestations des 30 ans du Collège International de Philosophie, la compagnie J’ai (Stéphanie Farison, Guillaume Rannou, Juliette Rudent-Gili, Martin Selze) met en scène une enquête autour d’un tableau de Van Gogh et un texte de Derrida : « Restitutions – de la vérité en pointure ».

Il s’agit de retracer un cheminement de pensée, depuis l’année 1886 – année où Vincent Van Gogh peint ces deux chaussures – jusqu’à l’instant de la représentation. La dramaturgie mise en œuvre fonctionne en plateaux, où se conjuguent une date, un lieu (concret ou pensif) et des personnages. 1905 : Cézanne dit devoir à Émile Bernard « la vérité en peinture ». 1935 : Heidegger débute des conférences sur l’origine de l’œuvre d’art, qu’il publie en 1950 (L’Origine de l’œuvre d’art) : il y commente le tableau de Van Gogh. 1965 : Meyer Schapiro, historien de l’art, lit l’ouvrage de Heidegger et entame une correspondance avec lui, à propos du tableau. Schapiro publie en 1968, La Nature morte comme objet personnel en réponse à Heidegger. 1976 : la revue Macula consacre un numéro à la querelle Heidegger/Schapiro et sollicite Jacques Derrida qui commence à écrire un article à ce propos, sujet d’une première conférence à Columbia (1977), objet d’une publication dans Macula et repris dans le livre de Derrida La Vérité en peinture (1978). De nouvelles strates spatiales et temporelles viennent se rajouter. 2000 : les comédiens découvrent le texte de Derrida. Deux ans plus tard, ils le rencontrent pour lui demander l’autorisation d’en faire un spectacle. 2009 : la troupe se rend au Musée Van Gogh d’Amsterdam pour voir le fameux tableau. 2013 : l’enquête est restituée ce dimanche 9 juin à Gennevilliers.

Boots With Laces, Paris 1886, by Van Gogh

En avant-scène, une imprimante couleur crache des reproductions du tableau de Van Gogh, peint en 1886 : deux godillots fatigués dans les teintes marron-vertes. Le tableau est connu, re-connu, commenté et reproductible. En fond de scène, se dresse un écran vidéo. Une conférence y est projetée. Trois acteurs, derrière une grande table. Pas de son. Ces trois mêmes acteurs arrivent sur scène, face à la vidéo, devant des micros, comme dans une salle de doublage. Leurs présences physiques, sur scène, doublent leurs propres corps filmés. Et leurs voix doublent celles de leurs corps filmés. Ce dispositif interroge la dissociation de la voix, du corps, de l’image, du texte : au cours d’une conférence, qu’est-ce qui relève de la présence réelle ? Qu’est-ce qui relève d’un jeu ? Qu’est-ce qui relève du préparé, du mis en scène, de l’inspiration, de l’imprévu ? Mon corps reste-t-il mon corps lorsqu’il est en représentation ? Ma voix reste-t-elle encore ma voix lorsqu’elle singe, peut-être malgré elle, les intonations et les tics de langage propres au monde universitaire ?

Tel que le dispositif est montré ici, la conférence de Derrida n’est pas seulement spéculative et informative, mais aussi performative, en ce sens qu’elle se constitue aussi comme une représentation de la pensée. A chaque fois qu’un acteur filmé tourne une page imprimée de sa conférence, le même acteur sur scène fait simultanément le bruitage, en froissant une feuille de papier. Le discours philosophique gagne une dimension performative. Sommes-nous sur la scène philosophique, capturés par une énonciation propre à la conférence ? Ou déjà au théâtre ? Ce dispositif de doublage de la pensée nous installe sur une scène indéfinie, qui se situe au croisement du théâtre et de la philosophie, de la pensée et du performatif.

De quoi est-il question ? D’un dialogue, par delà les années, entre Van Gogh, Heidegger, Schapiro, Derrida et les quatre acteurs sur scène. Dans ces dialogues, il y a du conflit : donc de quoi faire du théâtre. Dans L’Origine de l’œuvre d’art (in Chemins qui ne mènent nulle part), Heidegger interroge la notion de chose afin d’identifier l’origine de l’œuvre d’art et son essence [1]. Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Heidegger prend l’exemple des chaussures de Van Gogh : « La toile de Van Gogh est l’ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité. Cet étant, fait apparition dans l’éclosion de son être (…). Dans l’œuvre d’art, la vérité de l’étant s’est mise en œuvre ». L’étant n’est pas une copie du réel – il ne s’agit pas là d’une mimèsis  –, mais un être concret, existant dans sa réalité empirique, une mise en œuvre de la vérité, une « restitution [dans l’œuvre] d’une commune présence des choses ».

Comme exemple, prenons un produit connu : une paire de souliers de paysan. Pour les décrire, point n’est besoin de les avoir sous les yeux. Tout le monde en connaît. Mais comme il y va d’une description directe, il peut sembler bon de faciliter la vision sensible. Il suffit pour cela d’une illustration. Nous choisissons à cet effet un célèbre tableau de Van Gogh, qui a souvent peint de telles chaussures. Mais qu’y a-t-il là à voir ? Chacun sait de quoi se compose un soulier. S’il ne s’agit pas de sabot, ou de chaussures de filasse, il s’y trouve une semelle de cuir et une empeigne, assemblées l’une à l’autre par des clous et de la couture. Un tel produit sert à chausser le pied. Matière et forme varient suivant l’usage, soit pour le travail aux champs, soit pour la danse.

Ces précisions ne font qu’exposer ce que nous savons déjà. L’être-produit du produit réside en son utilité. Mais qu’en est-il de cette dernière ? Saisissons-nous déjà, avec elle, ce qu’il y a de proprement produit dans le produit ? Ne devons-nous pas, pour y arriver, considérer lors de son service le produit servant à quelque chose ? C’est la paysanne aux champs qui porte les souliers. Là seulement ils sont ce qu’ils sont. Ils le sont d’une manière d’autant plus franche que la paysanne, durant son travail, y pense moins, ne les regardant point et ne les sentant même pas. Elle est debout et elle marche avec ces souliers. Voilà comment les souliers servent réellement. Au long du processus de l’usage du produit, le côté véritablement produit du produit doit réellement venir à notre rencontre.

Par contre, tant que nous nous contenterons de nous représenter une paire de souliers « comme ça », « en général », tant que nous nous contenterons de regarder sur un tableau de simples souliers vides, qui sont là sans être utilisés – nous n’apprendrons jamais ce qu’est en vérité l’être-produit du produit. D’après la toile de Van Gogh, nous ne pouvons même pas établir où se trouvent ces souliers. Autour de cette paire de souliers de paysan, il n’y a rigoureusement rien où ils puissent prendre place : rien qu’un espace vague. Même pas une motte de terre provenant du champ ou du sentier, ce qui pourrait au moins indiquer leur usage. Une paire de souliers de paysan, et rien de plus. Et pourtant, dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur ; dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même [2].

L’essai de Meyer Schapiro est traduit dans la revue Macula en 1978 sous le titre « L’Objet personnel, sujet de la nature morte. A propos d’une notation de Heidegger sur Van Gogh » [3]. Pour lui, Heidegger a la faiblesse de ne pas préciser de quelle toile il veut parler exactement (il existe plusieurs versions des chaussures). De plus, en se basant sur la correspondance entre Théo et Vincent, il affirme que les chaussures ne sont pas celles d’un paysan mais de Van Gogh lui-même. Heidegger n’aurait-il pas interprété trop intuitivement le tableau ? N’aurait-il pas, en cherchant à établir la vérité en peinture, abouti à une vérité contestable ?

Le philosophe s’est malheureusement illusionné lui-même : de sa rencontre avec la toile de Van Gogh, il a tiré une émouvante série d’images, associant le paysan à la terre, mais il est évident que celles-ci n’expriment pas le sentiment intime extériorisé par le tableau, mais proviennent d’une projection perceptive de Heidegger et qui lui est propre, où s’exprime sa sensibilisation à ce que se rattache à la glèbe [4].

Schapiro fait alors valoir une autre méthode interprétative : au lieu d’interpréter très intuitivement le tableau, il fait d’abord référence à la correspondance de Van Gogh, à l’époque, à d’autres tableaux de Van Gogh représentant d’autres chaussures.

Schapiro confère aux chaussures usées, fatiguées (reproduites en premier dans cet article), une personnalité, en les envisageant comme un autoportrait intime, un prolongement du sujet… « En isolant sur la toile cette paire de chaussure, il les tourne vers le spectateur, il en fait une part d’un autoportrait ». Ces chaussures, au-delà de ce qu’elles sont, regardent le spectateur : ce que nous voyons est alors ce qui nous regarde (thématique que reprend G. Didi-Huberman en 1992 [5]).

Le commentaire de Derrida souligne l’interprétation réductrice que Schapiro fait du texte de Heidegger, dont il n’hésite pas à couper une vingtaine de lignes, à « les arracher brutalement à leur cadre », à en « arracher le mouvement », alors que Schapiro reproche à Heidegger d’être « si peu attentif au contexte interne et externe du tableau » [6]. De même, Derrida reproche à Heidegger sa « précipitation consommatrice vers le contenu d’une représentation » [7] qui lui fait affirmer que les souliers sont ceux de paysans.

Ce dialogue à trois voix autour d’un tableau questionne la nature de la représentation. L’enjeu réside-t-il dans la reconnaissance de ces chaussures comme objets réels, appartenant à une personnalité réelle ? Ou ne s’agit-il pas, comme Heidegger l’exprime, de voir ces chaussures non pas comme une imitation, une copie du réel, non pas dans leur utilité, mais selon un mode d’être propre, direct qui réside dans un dévoilement de la vérité de l’être. La vérité dévoilée paraît dans l’œuvre d’art, et c’est la pensée qui assume le dévoilement de la vérité.

Dans la peinture de Van Gogh, la vérité advient. Cela ne veut pas dire qu’un étant quelconque y est dépeint avec exactitude, mais que, dans le devenir-manifeste de l’être-produit des souliers, l’étant dans sa totalité, monde et terre en leur jeu réciproque, parviennent à l’éclosion [8].

Mais la pensée, en tant qu’elle est dévoilement de l’être, n’annexe-t-elle pas l’œuvre d’art comme objet ?

Tous les traits […] qui marquent le contour des souliers délacés du tableau, ceux qui délimitent le tableau lui-même, sont effacés dans l’appartenance de cette Verlässlichkeit et dans ces noces avec la terre. Si bien que l’instance ou plutôt la restance picturale paraît omise, secondarisée, instrumentalisés à son tour. On oublie la peinture [9].

La troupe d’acteurs entre en scène. Tous décidés à aller voir le tableau au Musée Van Gogh, ils écoutent sur la route un album de Pontiac. Sur place, le tableau est en réserve : impossible de le voir. Au musée, les acteurs ont tout de même réussi à poser des questions à la conservatrice. Quel est le titre d’origine ? Est-ce que les rayons X ont révélé quelque chose du tableau ? Oui, il y a une vue de Paris depuis la chambre de Théo, rue Lepic. Les lacets sont des limites qui passent du côté de l’invisible. Les chaussures ont l’air en l’air. Les chaussures ont l’air de deux pieds gauches. Ils reviendront à Amsterdam.

Une table est installée au centre de la scène afin de reconstituer la conférence de Derrida du 6 octobre 1977 à Columbia. Derrida est interprété par un acteur, qui reproduit sa voix, sa posture, son rythme. Une archive vidéo rendue vivante. Une réactualisation d’un document et d’une pensée qui reprend vie, souffle et voix. Derrière, une vidéo montre Derrida évoquer des fantômes. Deux Derrida masqués, joués par des acteurs, se battent, prenant la table de conférence comme un ring. Les fantômes de Derrida, qui se multiplient, hantent la scène. Un troisième Derrida, sur un skate, traverse la scène.

Qu’est-ce comprendre un texte ? Comment un spectacle peut-il appréhender, comprendre un texte de philosophie ? Comment le théâtre peut-il restituer, reproduire une conférence, faire revenir le spectre de l’auteur, ressusciter de nouveaux spectateurs ? De quelle manière la scène pensive devient-elle un espace de jeu, où sont confrontés différents cadres temporels, spatiaux, contextuels ? Comment le polylogue permet-il de cerner un objet ? Comment a lieu cet événement particulier, qu’est le surgissement d’une pensée sur scène ? « Je laisse un fantôme me ventriloquer, c’est-à-dire, parler à ma place »

Les derniers moments de l’enquête sur la dispute à propos des chaussures de Van Gogh prennent un tour surprenant : comme il est étrange de constater que le film pour enfant Wall-e des studios Pixar entre étrangement en résonance avec le débat !

Et si Andrew Stanton, créateur du film d’animation, s’était inspiré de Van Gogh et avait lu les discussions Heidegger/Schapiro/Derrida ? Dans le film, la ville vaisseau s’appelle « axiome ». Dans le film, les humains sont en suspension : ils ne touchent plus le sol. Or, Heidegger dit que le sol de la pensée vient à manquer quand les mots perdent la parole. Le générique de fin présente les personnages peints à la manière de Van Gogh… Wall-e tient dans sa main une chaussure… 2010 : les acteurs rencontrent le créateur de Wall-e et l’assaillent de questions : Pourquoi Heidegger ? Avez-vous assisté  à la conférence de Derrida à Columbia ?

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[1] « Pour découvrir l’essence de l’art résidant réellement dans l’oeuvre, nous allons chercher l’oeuvre réelle et l’interroger sur son être ». Martin Heidegger, L’Origine de l’oeuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. fr. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1980, p. 15.
[2]Ibid., p. 33-37.
[3]Meyer Schapiro, L’Objet personnel, sujet de nature morte. A propos d’une notation de Heidegger sur Van Gogh, in Style, artiste et société, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1982.
[4]Ibid., p. 354.
[5]Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Editions de Minuit, 1992.
[6]Jacques Derrida, Restitutions. De la vérité en pointure, in La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1978, p. 325.
[7]Ibid., p. 334.
[8]Martin Heidegger, L’Origine de l’oeuvre d’art, op. cit., p. 61.
[9]Jacques Derrida, Restitutions. De la vérité en pointure, op. cit., p. 405.


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Cet article a été publié dans Recensions avec les mots clés , , , , , , par Flore Garcin-Marrou.

Pour citer cet article : Flore Garcin-Marrou, "La Vérité en pointure : Derrida au théâtre", Labo LAPS 2013. URL : https://labo-laps.com/la-verite-en-pointure-derrida-au-theatre/

A propos Flore Garcin-Marrou

Flore Garcin-Marrou est docteur en littérature française (Université Paris 4 – Sorbonne). Elle a enseigné les Études théâtrales à la Faculté libre des Sciences humaines de Lille et à l’Université Toulouse Le Mirail. Sa thèse s’intitule "Gilles Deleuze, Félix Guattari : entre théâtre et philosophie". Elle est l’auteur d’articles sur le théâtre au carrefour des sciences humaines. Elle est également metteur en scène de sa compagnie "La Spirale ascensionnelle" et poursuit un travail d’expérimentation théâtrale au sein du Laboratoire des Arts et Philosophies de la Scène (LAPS).